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Exécution des sentences arbitrales et souveraineté des Etats de la zone OHADA

Exécution des sentences arbitrales et souveraineté des Etats de la zone OHADA[1] 

Me Assiom Kossi BOKODJIN

Avocat au Barreau du TOGO

Expert Fiscaliste

Inspecteur des Impôts

Arbitre agréé

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 « Le trésor public n’entend pas verser un franc à qui que ce soit ». « On va bloquer la mise en œuvre de la procédure. Si l’Etat est méprisé, il peut même se retirer de l’OHADA. L’essentiel, c’est de ne payer ces ressources »[2].

Ces menaces à ciel ouvert sont celles d’un Etat de l’OHADA, à la suite d’un arrêt de la CCJA rejetant son recours en annulation contre une sentence l’ayant condamné à payer des sommes d’argent à une société de son droit national[3]. Elles illustrent parfaitement à quel point les rapports entre exécution des sentences arbitrales et souveraineté des Etats peuvent être conflictuels.

Quelques précisions conceptuelles avant de rentrer dans le vif du sujet.

« L’exécution des sentences » dans cette étude s’entend de l’exécution forcée[4], ce qui recouvre non seulement la mise en œuvre des voies d’exécution proprement dites,  mais également la procédure au bout de laquelle la sentence devient un titre exécutoire susceptible de cette exécution forcée, en l’occurrence la procédure  d’exequatur et celle du recours en annulation.

Dans cette double dimension, l’exécution forcée des sentences arbitrales, qu’elles soient internes à l’espace OHADA ou d’origine étrangère, rencontre fatalement la souveraineté des Etats.

Lorsqu’on parle de « sentences arbitrales OHADA », l’expression renvoie aux sentences rendues en application de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage et celles rendues sous l’égide de la CCJA[5].  Elles semblent exclure ainsi les sentences étrangères qui sont reconnues et exécutées dans les Etats parties à l’OHADA conformément aux conventions internationales applicables[6]. Cependant, ainsi compris, le sujet perdrait un pan entier de son intérêt en ceci que le dispositif législatif et la jurisprudence de l’OHADA ont posé des règles qui régissent à bien des égards, la rencontre entre ces sentences étrangères et la souveraineté des Etats de l’espace. Nous allons donc prendre le terme « sentence » dans un sens plus large incluant les décisions arbitrales internationales.

Le terme « souveraineté » renvoie au caractère suprême d’une puissance qui n’est soumise à aucune autre. Elle est un attribut essentiel de l’Etat dans l’ordre international. Dans l’ordre interne, c’est le caractère d’un organe qui n’est soumis au contrôle d’aucun autre et se trouve investi des compétences les plus élevées[7]. Sa mise en œuvre concrète appelle au sein de l’Etat les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif.

Ceci dit, les Etats de l’espace OHADA, ont abondamment, avec parfois des fortunes diverses, exercé leur souveraineté en faveur de l’exécution des sentences arbitrales. Le traité OHADA lui-même qui procède d’un acte de souveraineté des Etats parties en est une illustration. Dans cette veine, l’adoption des lois nationales, pour organiser la procédure d’exequatur par exemple, participe de la même logique, tout comme la ratification des conventions internationales en particulier, celle de New-York sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères de 1958[8] ou celle instituant le Centre International pour le Règlement des Différends en matière d’Investissement (CIRDI) de 1965[9].

La problématique la plus intéressante que soulève ce sujet se rapporte plutôt aux obstacles que l’exercice de la souveraineté des Etats pose à l’exécution des sentences arbitrales et aux solutions qu’apportent le droit matériel et la jurisprudence OHADA à ces situations.

Ces obstacles peuvent être de plusieurs ordres, allant du refus d’exequatur, implicite ou explicite,  à l’immunité d’exécution, en passant par les recours intempestifs en annulation de la sentence fondés sur la contrariété à l’ordre public.

Le droit OHADA, qu’il soit communautaire ou national, contient nombre de dispositions qui apportent peu ou prou des solutions à ces obstacles, mais avec des vides importants sur certaines questions qui restent en suspens. Il en est ainsi par exemple de la portée d’une clause d’arbitrage - qui renvoie à un règlement contenant un engagement à exécuter spontanément la sentence- sur la renonciation à l’immunité d’exécution. Il en est également de l’étendue des biens insaisissables pour les personnes publiques qui ont une activité à caractère commercial.

La CCJA a considérablement fait évoluer sa Jurisprudence ces dernières années spécialement sur la réserve de l’ordre public international et l’immunité d’exécution des personnes publiques.

Pour dresser le panorama législatif et jurisprudentiel des obstacles que pose la souveraineté des Etats à l’exécution des sentences arbitrales et des traitements qui leur sont réservés,  il nous semble convenable de suivre l’ordre chronologique du processus d’exécution des sentences. Les obstacles à l’acquisition du caractère exécutoire de la sentence (I) précèderont ainsi ceux qui empêchent l’exécution effective de la sentence exécutoire (II).

 

I-Obstacles à l’acquisition du caractère exécutoire de la sentence

Lorsqu’une sentence arbitrale condamne un Etat ou une autre personne morale de droit public, il est fréquent que cet Etat ou cette personne publique cherche des moyens d’échapper à l’exécution de la sentence. Dans cette perspective, la première option est d’éviter, autant que possible, que la sentence acquiert la force exécutoire dans son ordre juridique. Des voies de droit lui sont offertes (A) tout comme des voies de fait (B).

 

 

A-     L’obstacle de droit : la réserve de l’ordre public

L’arme juridique la plus utilisée par les parties étatiques pour empêcher l’exequatur aux sentences arbitrales ou pour tenter de les faire annuler est le grief tiré de la violation de l’ordre public.

En droit OHADA, la conformité de la sentence à l’ordre public dit international est à côté de la preuve de l’existence de la sentence l’autre condition indispensable pour l’obtention de l’exequatur. Aux termes de l’article 31 alinéa 4 de l’AUA, « La reconnaissance et l’exequatur sont refusés si la sentence est manifestement contraire à une règle d’ordre public international ». L’article 30.5 du Règlement d’arbitrage de la CCJA dispose quant à lui que l’exequatur est refusé « si la sentence est contraire à l’ordre public international ».

On retrouve le même motif parmi les cas d’ouverture du recours en annulation de la sentence aussi bien dans l’AUA (article 26) que dans le Règlement d’arbitrage de la CCJA (article 29.2). Par ailleurs, l’ordre public international permet également de rendre inopérante la clause de renonciation au recours en annulation depuis 2017[10].

Il s’agit donc d’une notion d’une importance capitale.

Quel est le contenu de cette notion qui peut paralyser  littéralement une sentence arbitrale ? Les Etats, sans avoir une totale discrétion, ont dans une large mesure, la main pour déterminer ce qui relève ou non de leur ordre public, puisqu’il s’agit de « l’ensemble des principes écrits ou non, qui sont, au moment où l’on raisonne, considérés, dans un ordre juridique, comme fondamentaux et qui, pour cette raison, imposent d’écarter l’effet, dans cet ordre juridique, non seulement de la volonté privée, mais aussi des lois étrangères et des actes des autorités étrangères, d’où l’expression d’ordre public d’éviction »[11]. Comme l’écrivait René DAVID,  « Abandonnant toute prétention à régler eux-mêmes les problèmes, les législateurs nationaux se sont réfugiés dans une autre attitude : « faites ce que vous voulez, ont-ils dit aux commerçants, nous nous réservons seulement de ne pas donner effet à vos contrats, de ne pas nous prêter à l’exécution forcée de vos sentences, si les uns et les autres sont contraires à l’ordre public, tel qu’il est conçu par nous, dans un plein exercice de notre souveraineté, aujourd’hui ou demain »[12].

Les recours contre les sentences arbitrales ou les refus d’exequatur fondés sur la violation de l’ordre public ont foisonné durant ces deux décennies d’application du droit de l’arbitrage OHADA.

La CCJA, en tant que Juge du contrôle de la sentence ou Juge de cassation des décisions des juridictions nationales sur le recours en annulation ou le refus d’exequatur a produit une Jurisprudence remarquable pour donner un contenu à la notion et préciser sa fonction.

Il ressort de cette Jurisprudence que l’ordre public est bien un moyen pour un Etat de retrouver sa souveraineté face à l’autonomie de l’arbitrage. Ainsi, a t-il été jugé qu’une sentence qui annule un décret souverainement pris par un Etat porte atteinte à l’ordre public international[13]. De même, une sentence qui remet en cause l’autorité de la chose jugée par les juges d’un Etat souverain porte pareillement atteinte à l’ordre public international[14]…En revanche, lorsque la sentence se contente d’enjoindre à l’Etat d’avoir à exécuter ses obligations contractuelles, après avoir pris un décret suspendant le contrat, ou d’avoir à payer le substitut en argent à son cocontractant, il n’y a pas violation de l’ordre public international[15].

Ces décisions sont parfaitement justes et conformes aux standards internationaux car il est classiquement admis que l’arbitre est incompétent pour apprécier la légalité d’un acte administratif[16] alors qu’il n’y a rien de plus partagé que le principe de la condamnation d’un Etat à réparer le préjudice causé à son cocontractant par un acte de souveraineté qu’il a pris au nom de l’intérêt général.

 

B-      L’obstacle de fait : refus implicite de l’exequatur

Il est facile pour un Etat lorsqu’il veut faire obstacle à l’exécution d’une sentence arbitrale, d’organiser ses services judiciaires de sorte à faire durer indéfiniment la procédure d’exequatur. Le Juge de l’exequatur saisi par le bénéficiaire de la sentence, ne rend tout simplement pas de décision… Aux termes de l’article 30 de l’AUA, ce juge est celui de « la juridiction compétente de l’Etat partie », en matière d’arbitrage de droit commun. Si cet Etat se trouve être le débiteur  condamné par cette sentence, il résiste difficilement à la tentation d’instrumentaliser la procédure d’exequatur à des fins dilatoires s’il n’a pas l’intention d’exécuter la sentence[17].

On peut facilement imaginer que dans le cas du Bénin, après ces réactions épidermiques des premières autorités de l’Exécutif, si la sentence en cause était soumise à une décision d’exequatur du Juge de cet Etat, ces autorités interviennent pour empêcher cette décision. C’est le refus implicite de l’exequatur.

Avant 2017, le législateur de l’OHADA n’avait pas envisagé cette hypothèse et la partie triomphante se trouvait exposée à une attente singulièrement longue. Au bénéfice de la réforme du 23 novembre 2017, l’article 31 alinéas 5 et 6 de l’AUA ont apporté une réponse à ce problème. Aux termes de ce texte, « La juridiction étatique, saisie d’une requête en reconnaissance ou en exequatur, statue dans un délai qui ne saurait excéder quinze jours à compter de sa saisine. Si, à l’expiration de ce délai, la juridiction n’a pas rendu son ordonnance, l’exequatur est réputé avoir été accordé. (…)

La partie la plus diligente saisit le Greffier en chef ou l’autorité compétente de l’Etat Partie pour apposition de la formule exécutoire sur la minute de la sentence ».

 Ce texte innovant qui institue l’exequatur implicite comme remède au refus arbitraire de l’exequatur ou aux lenteurs de la Justice étatique va se révéler néanmoins inefficace si vraiment l’Etat du for décide de faire obstacle à la décision de l’exequatur. En effet, si le président du Tribunal ou de la Cour d’Appel pour certains pays, en principe indépendant et inamovible en tant que magistrat se conforme à une injonction de l’autorité politique de ne pas donner suite à une demande d’exequatur, on voit mal comment un Greffier en chef, fonctionnaire à statut plus précaire et subordonné hiérarchique du chef de la juridiction pourrait apposer la formule exécutoire pour donner force exécutoire à cette sentence.

Du coup, il y a du ver dans le fruit. Or, le législateur communautaire n’a prévu aucune sanction contre les lenteurs des services de greffe des juridictions nationales. Du coup, on peut estimer qu’il n’a fait que déplacer le problème.

La solution aurait été plus efficace si après  les quinze jours du silence de la juridiction compétente, la partie demanderesse pouvait saisir la CCJA pour soit obtenir l’exequatur, soit faire apposer directement la formule exécutoire. 

En tout cas, le dispositif actuel peut être amélioré afin de donner plus de chance aux sentences d’acquérir la force exécutoire, même si, une fois ce passeport obtenu, elles peuvent toujours avoir à affronter la souveraineté des Etats sur un autre terrain, celui de l’immunité d’exécution.

 

II-Obstacle à l’exécution effective de la sentence : l’immunité d’exécution

Si le droit à l’exécution forcée est un droit fondamental du créancier[18], il reste que des impératifs supérieurs peuvent empêcher sa mise en œuvre. C’est notamment le cas lorsque le débiteur, en raison de sa qualité, bénéficie de l’immunité d’exécution. Ainsi en est-il pour l’Etat et de ses démembrements. Cette règle vise à éviter notamment  que « l’Etat souverain se retrouve dans l’impossibilité d’accomplir ses missions de service public du fait de la saisie de ses biens » selon les propos de Gaston KENFACK DOUAJNI[19].

Aux termes de l’article 30 de l’AUPSRVE, « L’exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d’une immunité d’exécution.

Toutefois, les dettes certaines, liquides et exigibles des personnes morales de droit public ou des entreprises publiques, quelles qu’en soit la forme ou la mission, donnent lieu à compensation avec les dettes également certaines liquides et exigibles dont quiconque sera tenu envers elles, sous réserve de réciprocité ».

Il est évident qu’une sentence arbitrale revêtue de l’exequatur qui n’est pas plus exécutoire que les autres titres listés à l’article 33 de l’AUPSRVE ne peut fonder une saisie contre un Etat ou une autre personne morale de droit public protégée par l’immunité d’exécution.

Cependant, la portée de cet article 30 a soulevé d’importantes questions auxquelles la CCJA a apporté des réponses, malgré des non-dits. Trois d’entre elles vont retenir notre attention :

·         La question des personnes bénéficiaires de l’immunité (A)

·         Celle de la portée de l’immunité sur les biens affectés à des activités purement commerciales (B)

·         Celle du régime de la renonciation à l’immunité (C)

 

A-     Le rétrécissement du domaine des personnes bénéficiaires de  l’immunité d’exécution

La CCJA est partie d’une conception absolue et d’une interprétation extensive des bénéficiaires de l’immunité d’exécution à une conception plus restrictive.

Si le privilège de l’immunité d’exécution des personnes publiques classiques telles que l’Etat, les collectivités territoriales et les établissements publics administratifs n’a jamais fait débat en droit OHADA, la question s’était posée de savoir si les entreprises publiques pouvaient également bénéficier de l’immunité d’exécution. La notion d’entreprise publique renvoie à cette réalité où l’Etat crée une société ayant ou non la forme de l’une des sociétés reconnues en droit OHADA, avec une participation exclusive ou partagée au capital et qui mène des activités de nature privée. La loi togolaise et d’autres législations nationales avaient clairement soumis ces entreprises au droit privé et par corrélation, aux voies d’exécution[20].

Par l’arrêt Togo Télécom du 7 juillet 2005, la CCJA a estimé que l’alinéa 2 de l’article 30 permet de faire bénéficier à ces entreprises le privilège de l’immunité d’exécution même si la loi nationale dispose que les entreprises publiques sont soumises aux règles du droit privé et à la comptabilité privé. En application de l’article 336 de l’AUPSRVE, elle avait déclaré inopérantes ces dispositions nationales[21].

Cette orientation jurisprudentielle réaffirmée par les arrêts Port Autonome de Lomé du 13 mars 2014 et Fonds d’Entretien Routier du 18 mars 2016 va entamer un processus d’infléchissement à travers l’arrêt Grands Hôtels du Congo du 26 avril 2018. La CCJA va en effet nuancer sa position en décidant qu’une société anonyme dont le capital social est détenu à parts égales par des personnes privées et l’Etat, étant une société d’économie mixte, demeure une entité de droit privé soumise aux voies d’exécution sur ses biens propres[22]. Si cette décision ne brille pas trop par sa clarté, on en retient tout de même un premier rétrécissement du domaine des entités bénéficiaires de l’immunité d’exécution[23].

Cette tendance va être confirmée, cette fois-ci de manière plus tranchée, d’abord avec l’arrêt WA MPUNGU où la Cour, abandonnant le critère de la configuration du capital social, va juger que toute société établie suivant l’Acte uniforme sur le droit des sociétés commerciales et du Groupement d’intérêt économique est une entité de droit privé et ne saurait, en tant que telle, bénéficier de l’immunité d’exécution[24]. Ensuite, par les arrêts des 29 avril et 24 juin 2021, la haute juridiction va affiner cette jurisprudence en précisant que toute société anonyme même détenue à grande majorité ou à 100% par l’Etat et accomplissant une mission de service public (par exemple la fourniture de l’électricité à la population) est exclue du bénéfice de l’immunité. Elle n’est ni une personne morale de droit public ni une entreprise publique car l’AUSCGIE ne régit que les personnes privées[25].

Un parachèvement de ce processus de rétrécissement du domaine des bénéficiaires de l’immunité aurait pu être consacré par les arrêts du 03 mars 2022[26] mais ces arrêts ne règlent, pas, pas plus que les précédents, la question des établissements publics industriels et commerciaux et laissent flou le régime des entreprises publiques qui, selon les législations nationales, peut être une société anonyme soumise comme telle aux voies d’exécution.

 

B-     La nécessaire clarification du régime des biens affectés par l’Etat à ses activités commerciales

Ici, il est question de la portée de l’immunité d’exécution pour les entités dont le statut de personnes publiques ne fait aucun débat. Il ne s’agit pas d’une entreprise publique qui, en réalité, est une personne morale de droit privé même si son capital est à 100% public[27]. Il s’agit de l’Etat ou de ses émanations qui mènent une activité commerciale. Les biens affectés à l’exploitation d’une telle activité sont-ils couverts par l’immunité d’exécution ?

Le législateur OHADA n’a pas abordé cette question mais la CCJA, en accordant l’immunité d’exécution à des entités comme le Port Autonome de Lomé qui est un établissement public à caractère industriel et commercial semble se pencher clairement en faveur de la réponse affirmative[28].

En droit comparé cependant, il a été reconnu de longue date que les voies d’exécution sont admises contre les personnes publiques sur des biens affectés à une activité de droit privé. En droit interne, à titre d’exemple, le State Immunity Act anglais de 1978 retient que l’immunité d’exécution de l’Etat est écartée concernant ses biens qui sont dédiés à un usage commercial. En application de cette loi, le Juge anglais a autorisé, en exécution d’une sentence arbitrale, la saisie des fonds de l’Etat tchadien dans une banque de Londres par une société égyptienne[29].

La Cour de cassation française a décidé, de son côté, avec le célèbre arrêt Eurodif que lorsque l’Etat ou une émanation de l’Etat pose des actes de commerce, les biens affectés à ces actes sont saisissables[30].

En droit international, la CIJ a également consacré cette atténuation de principe de l’immunité d’exécution. Selon elle, des mesures de contraintes peuvent être prises à l’égard d’un bien appartenant à un Etat étranger dès lors que ce bien n’est pas utilisé pour les besoins d’une activité poursuivant un but de service public non commercial[31]. Elle distingue ainsi les biens affectés à un service public commercial de ceux affectés à un service public non commercial qui seuls sont couverts par l’immunité d’exécution.

Cette solution est conforme au fondement de l’immunité d’exécution qui a pour vocation essentielle de protéger l’exercice des activités régaliennes de l’Etat. Elle est également pragmatique et concilie mieux les impératifs de protection, d’une part, de la souveraineté et de la continuité du service public et, d’autre part, du droit fondamental des créanciers à l’exécution forcée de leurs créances indispensable à la protection des investissements et donc au développement.

Ceci étant, la règle de l’immunité d’exécution des établissements publics à caractère industriel et commercial qui demeure malgré l’évolution de la Jurisprudence de la CCJA reste contestable[32]. Lorsque l’Etat revêt le costume de commerçant, quelle que soit la forme de son costume, il impacte le jeu de la libre concurrence et il parait injuste que les biens affectés à cette activité de nature commerciale soient soustraits du gage commun des créanciers dont les créances sont nées justement de cette activité.

Le droit des voies d’exécution qui est l’accomplissement de toutes les autres branches du droit des affaires gagnerait à être pragmatique. Pourquoi ne pas s’inspirer du droit fiscal par exemple qui n’exonère les personnes publiques des impôts assis sur le chiffre d’affaires qu’autant que leurs activités n’entrent pas en concurrence avec celles des personnes privées[33].

En tout cas, la position du législateur est attendue sur cette question également. On verra bien ce qu’en dira la réforme en cours qui est déjà à son état d’avant-projet selon le secrétaire permanent de l’OHADA[34].

C-      La nécessaire clarification du régime de la renonciation

L’Etat et les autres personnes publiques peuvent renoncer au bénéfice de l’immunité d’exécution. Ce principe est clairement posé en droit international et dans plusieurs législations étrangères. Il en est ainsi de la Convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des Etats et de leurs biens du 4 décembre 2004 dont l’article 19 prévoit la possibilité d’écarter l’immunité d’exécution lorsque l’Etat  y a « expressément consenti » soit « par un accord international », soit par « une convention d’arbitrage ou un contrat écrit » voire « par une déclaration devant le tribunal ou une communication écrite faite après la survenance du différend entre les parties »[35].

Il en est de même de l’article 5 de la résolution de l’institut de droit international adopté lors de la session de Bale du 2 septembre 1991 « sur les aspects récents de l’immunité de juridiction et d’exécution des Etats »[36]. Quant à la Convention de Washington sur pour le Règlement des Différends en matière d’Investissement, elle n’a évoqué l’immunité d’exécution qu’en la renvoyant au droit national de chaque Etat contractant[37].

La question s’est posée en droit OHADA de savoir d’une part, si cette possibilité de renonciation est reconnue, autrement dit, si le droit à l’immunité d’exécution des personnes publiques est un droit disponible et d’autre part si, dans l’affirmative, cette renonciation, pouvait résulter d’une clause attributive de juridiction ou d’une clause d’arbitrage. Le droit matériel, en son état actuel, reste muet.

Par deux arrêts rendus respectivement le 11 novembre 2014 et le 28 mai 2020, la CCJA a répondu implicitement mais assez clairement à ces deux questions.

Dans le premier, elle a décidé que le fait qu’une organisation internationale, en l’occurrence l’ASECNA, ait conclu une clause attributive de juridiction n’emporte pas renonciation à l’immunité d’exécution qui doit résulter d’un consentement « exprès et distinct »[38].  En affirmant que la renonciation à l’immunité d’exécution postule un consentement distinct et exprès, la Cour régulatrice en a tacitement mais clairement reconnu le principe. Elle ne pouvait pas, en effet,  poser les critères de l’efficacité de la renonciation si elle considérait qu’une telle renonciation était impossible[39].

Dans le second arrêt,  la CCJA a précisé que « le renoncement à l’immunité d’exécution ne saurait être présumé »[40]. Dans l’espèce, la partie privée soutenait que la renonciation à l’immunité d’exécution résultait de la clause attributive de juridiction ayant compétence au Tribunal de Commerce de Bamako pour tout différend résultant de la relation contractuelle. La Cour a retenu que la conclusion d’une telle clause ne saurait faire présumer la renonciation à l’immunité d’exécution. On peut remarquer une volonté de la CCJA de protéger l’immunité des personnes publiques.

Mais une autre question reste posée de savoir si la solution restera la même dans l’hypothèse où la partie étatique a souscrit à une clause d’arbitrage qui renvoie à un règlement prévoyant que le choix dudit règlement implique un engagement des parties à exécuter spontanément la sentence ?

Par ailleurs, la question de la portée de la clause de renonciation reste pareillement entière. Tous les biens, y compris ceux nécessaires aux activités régaliennes de l’Etat deviennent-ils saisissables par l’effet de la renonciation ?

N’y a-t-il pas des biens qui, malgré la renonciation, restent insaisissables ? Dans le silence des textes et de la Jurisprudence, le seul repère certain pour l’instant demeure le contenu de la clause de renonciation.

En guise de conclusion, on peut retenir que le droit positif OHADA a apporté des solutions relativement équilibristes aux questions qui mettent en conflit la souveraineté des Etats et l’exécution des sentences arbitrales. Ces solutions sont-elles satisfaisantes au regard de l’ambition affichée des Etats parties d’encourager « le recours à l’arbitrage pour le règlement des différends contractuels » en vue d’attirer les investisseurs étrangers ? Vues sous un autre angle, ces solutions sont-elles suffisamment protectrices de la souveraineté des Etats en vue de garantir la continuité de leur fonctionnement régalien ?

Chacun pourra en donner son appréciation tout à l’heure dans les débats.



[1] Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la session conjointe des commissions et groupe de travail Droit OHADA et Arbitrage International de l’Union International des Avocats à l’occasion de son 66e Congrès tenu à Dakar du 26 au 29 octobre 2022.

[2] Déclarations d’une part du Garde des Sceaux ministre de la Justice et d’autre part de son homologue du développement de l’Etat du Bénin, citées par Comlan René VODOUNON-DJEGNI, L’Exécution des sentences arbitrales contre les personnes publiques de l’OHADA, Thèse de doctorat en Droit, Université Côte d’Azur, 2022, pp. 307-308.

[3] CCJA, arrêt n°103/2015 du 15 octobre 2015, Société Bénin Control SA C/ Etat du Bénin.

[4] Même si l’exécution volontaire est une expression de la souveraineté de l’Etat, en ceci que ce dernier décide volontairement d’exécuter la sentence au lieu d’avoir à affronter les contraintes d’une exécution forcée, elle ne nous semble pas poser de problèmes majeurs.

[5] Article 1er de l’AUA et 21 du Traité de l’OHADA.

[6] Article 34 de l’AUA.

[7] Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 11è éd. P. 985.

[8] Cinq (5) Etats sur 17 n’ont pas ratifié cette convention à ce jour : le Togo, le Tchad, La Guinée Bissau, la Guinée équatoriale et le Congo Brazzaville.

[9] Tous les 17 Etats membres de l’OHADA ont ratifié la convention de Washington. Voir le site du CIRDI https://icsid.worldbank.org/sites/default/files/documents/2022_Sep.ICSID.FRE.pdf

[10] Les articles  25 al 3 AUA et 29.2 du Règlement d’arbitrage de la CCJA disposent à l’identique : « Toutefois, les parties peuvent convenir de renoncer au recours en annulation de la sentence arbitrale à la condition que celle-ci ne soit pas contraire à l’ordre public international ».

[11] Gérard CORNU, op.cit. p. 721.

[12] René DAVID, « Le droit du commerce international : une nouvelle tâche pour les législateurs nationaux ou une nouvelle lex mercatoria ? » in UNIDROIT, News Directions in  International Trade Law, 1977, cité par J-B RACINE, L’arbitrage commercial international et l’ordre public, page 6.

[13] CCJA, arrêt n°104/2015 du 15 octobre 2015, Etat du Bénin C/ Société Commune de Participation et Patrice TALON, Revue de l’ERSUMA, 2018-2, n°9, p. 214. 

[14]  CCJA, n°03 du 31 janvier 2011, Affaire PLANOR AFRIQUE C/ ATLANTIQUE TELECOM, Le Juris-Ohada n°2/2011, Avril-Juin 2011, p.8, Recueil de Jurisprudence de la CCJA, n°16, p.58 ;  CCJA, n°68/2020 du 27 février 2020. Il ressort de cet arrêt que l’ordre public international s’oppose à ce qu’un arbitre statue à nouveau dans une même cause qui avait fait l’objet d’une décision exécutoire de la juridiction étatique sans que l’exception d’incompétence n’ait été soulevée. www.legiafrica.com. Consulté le 06/05/2020.  

[15] CCJA, arrêt n°103/2015 du 15 octobre 2015, Société Bénin Control S.A. C/ Etat du Bénin, Revue de l’ERSUMA, 2018-2, n° 9, p. 211. 

[16] Pierre DELVOLVE, communication sur le thème « arbitrage et droit administratif » colloque de l’Association française d’arbitrage 17 septembre 1990, pp. 24-25.

[17] H. LECUYER, « Exercice abusif des voies de recours contre les sentences arbitrales : de quelques manifestations de l’ire du juge judiciaire », Rev. Arb., 2006, n°3, pp. 586 et 587 cité par Oumar BAH, L’efficacité de l’arbitrage OHADA, le rôle du juge étatique, éd. Campus BRUYLANT,  n°656, p. 310.

[18] Art 28 AUVE : « A défaut d’exécution volontaire, tout créancier peut, quelle que soit la nature de sa créance, dans les conditions prévues par le présent acte uniforme, contraindre son débiteur défaillant à exécuter ses obligations à son égard ou pratiquer une mesure conservatoire pour assurer la sauvegarde de ses droits ».

[19] KENFACK D. Propos sur l’immunité d’exécution et les émanations des Etats, Revue camerounaise de l’Arbitrage n°30, Juillet-Aout septembre 2005, p. 3.

[20] Article 1er de la loi togolaise n°90-26 du 4 décembre 1990 : « L’Etat exerce des activités économiques, industrielles et commerciales à titre principal par l’intermédiaire de sociétés d’Etat ou de sociétés d’économie mixte désignées sous le terme générique d’entreprises publiques. La présente loi définit le cadre institutionnel de ces entreprises » ; Articles 1er et 4 de la loi ivoirienne n°97-519 du 4 septembre 1997 portant définition et organisation des sociétés d’Etat.

[21] CCJA, arrêt n°043/2005 du 7 juillet 2005, arrêt Aziabévi YOVO et autres c/ TOGO TELECOM.

[22] CCJA, arrêt n°103/2018 du 26 avril 2018, MBULU MUSEKO C/ GRANDS HOTELS DU CONGO

[23] On ne sait pas en effet si c’est la forme de société anonyme, ou la proportion du capital détenu par l’Etat qui détermine l’exclusion de cette entité du bénéfice de l’immunité d’exécution.

[24] CCJA, arrêt 267/2019 du 28 novembre 2019, Grégoire WA MPUNGU C/ Société des Grands Hôtels du CONGO, Recueil de Jurisprudence CCJA n°35 mars 2020, pp. 204 et s.

[25] CCJA, arrêt n° 139/ 2021 du 24 juin 2021, NGUESSAN C/ PETROCI ; CCJA, n° 76/2021 du 29 avril 2021.

[26] CCJA, arrêt n° 053/2022 du 03 mars 2022 : «  Toute entité, y compris celle appartenant à l’Etat, qui opère sous la forme d’une personne morale de droit privé au sens de l’article 1er de l’Acte uniforme
relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique, reste
régie par les règles de droit privé et à ce titre, est susceptible d’exécution forcée »
 ; CCJA, n°060/2022 du 03 mars 2022 : « Le seul fait pour une société privée de bénéficier des subventions de l’Etat, ne lui confère pas le bénéfice de l’immunité. Aucune société ne peut être à la fois anonyme et personne de droit public. Le fait qu’une société soit investie d’une mission de service public et que l’Etat ait une participation au capital ne change en rien sa nature de société anonyme donc de droit privé soumise, comme telle aux conditions d’exécution des sociétés de droit privé ».

[27] Art 2 de la loi togolaise n° 90/26 du 04 décembre 1990 : « Les règles du droit privé, notamment celles du droit civil, du droit du travail, et du droit commercial, y compris les règles relatives aux contrats et à la faillite, sont applicables aux entreprises publiques dans la mesure où il n’y est pas dérogé par la présente loi. Les entreprises publiques sont soumises aux règles du plan comptable national. La règlementation générale sur la comptabilité publique ne leur est pas applicable ».

[28] CCJA, Arrêt n° 024/2014 du 13 mars 2014, KOUTOUATI A. AKAKPO Danwodina et 18 autres c/ Société TOGO-PORT dite Port Autonome de Lomé, Ohadata J-15-115.

[29] Chambre commerciale de la Queen’s Bench Division, 28 juillet 2008, Orascom Telecom Kolding SAE Vs TCHAD.

[30] Civile 1ère, 14 mars 1984, Eurodif c/ Iran, JCP 1984 II, 20205.

[31] CIJ, 3 février 2012, Immunité juridictionnelle de l’Etat, § 118 ; Dupuy P-M., Kerbrat Y., Droit international public,  n°130, p. 147.

[32] Les arrêts de 2019, 2021 et 2022 n’ont pas retenu le critère matériel rattaché à l’activité exercée par l’entité pour lui refuser le bénéfice de l’immunité d’exécution mais plutôt la forme de droit privé de cette entité, en l’occurrence celle de société anonyme ou d’une autre société constituée conformément à l’AUSCGIE.

[33] « Les personnes morales de droit public ne sont pas assujetties à la Taxe sur la Valeur Ajoutée pour l’activité de leurs services administratifs, sociaux, éducatifs, culturels et sportifs lorsque leurs opérations n’entrent pas en concurrence avec  celles effectuées par les personnes privées » (article 179 du Code Général des Impôts du Togo). L’article 354-3 du Code Général des Impôts du Sénégal contient une disposition similaire : « Les personnes ou organismes de droit public ne sont pas assujettis à la TVA pour les activités réalisées en tant qu’autorités publiques. Toutefois, ils demeurent assujettis lorsqu’ils exercent des activités industrielles et commerciales et que celles-ci sont réalisées suivant des moyens et des méthodes comparables à ceux qui seraient utilisés par des personnes physiques ou morales de droit privé ».

[34] Annonce de la 30è anniversaire de l’OHADA, Newsletter du 17 octobre 2022 du site www.ohada.com.

[35] Cette convention n’est, cependant, pas encore entrée en vigueur, faute de ratifications suffisantes.

[36] Art. 5 « Un Etat étranger ne peut invoquer l’immunité de juridiction ou d’exécution à l’égard des compétences des tribunaux ou autres organes de l’Etat du for  auxquelles il a expressément consenti (…) dans un contrat écrit ».

[37] Art. 55.

[38] CCJA, arrêt n°136/2014 du 11 novembre 2014, ASECNA c/ Collectif des employés de l’ASECNA.

[39] Simon N’DIAYE, « La renonciation à l’immunité d’exécution, une garantie de la créance arbitrée », Actes du colloque sur l’arbitrage et le recouvrement des créances en droit OHADA, (dir.) Achille NGWANZA, p.  258.

[40] CCJA, arrêt n° 182/2020 du 28 mai 2020, PRESAN-KL C/ BSIC Mali.

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