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Le Contrôle de la conformité de la sentence à l'ordre public international : approche comparative

Le contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international : Approche comparative[1]

Par Me Assiom K. BOKODJIN

Avocat au Barreau du Togo

Inspecteur des Impôts diplômé

Arbitre

 

Une société d’Etat de droit togolais vole au secours de l’Etat du Niger en concluant avec lui, en secret, dans le contexte actuel de sanctions économiques de la CEDEAO[2],  un contrat d’approvisionnement en divers produits, contenant une clause compromissoire. Le fait se découvre et sur des pressions politiques, la société togolaise se rétracte et suspend l’exécution du contrat. Un différend nait entre les deux parties. Le tribunal arbitral constitué sous l’égide du CIAM, condamne la société togolaise à payer diverses sommes d’argent à l’Etat du Niger. Cette société forme un recours en annulation contre la sentence pour violation de l’ordre public international en ce qu’elle tend à donner effet à un contrat conclu sur fond de corruption et en violation de mesures de sanctions internationales prises contre un Etat. Au même moment, l’Etat du Niger demande l’exequatur de la sentence au Président du Tribunal de Commerce de Lomé.

Voici, bien entendu, une hypothèse d’école qui illustre parfaitement toute la délicatesse, la complexité, la sensibilité que présente la question de l’ordre public international en matière de contrôle d’une sentence arbitrale.

Comment le juge apprécie-t-il la conformité de la sentence à l’ordre public international ? De quel ordre public international s’agit-il ? Quel est le contenu de cette notion ? Quelles sont les modalités du contrôle ? Le juge peut – il par exemple réexaminer les éléments de preuve produits devant l’arbitre pour apprécier la violation ? Doit-il s’en tenir plutôt à l’appréciation des faits par les arbitres, telle qu’elle résulte de la sentence attaquée ?

Voilà autant de questions d’importance capitale qui se posent ou peuvent se poser devant le Juge du contrôle appelé à se prononcer sur une demande d’exequatur ou à statuer sur un recours en annulation.

Aux termes de l’article 25 du Traité de Port Louis, « L’exequatur ne peut être refusé que……si la sentence est contraire à l’ordre public international ».

Cette disposition est reprise dans l’article 30.5 du RACCJA. Le même RA dispose en son article 29.2 al 2 que le recours en annulation contre la sentence n’est recevable que, « si la sentence est contraire à l’ordre public international ». Le pendant de ce texte dans l’AUA est l’article 26 rédigé pratiquement dans les mêmes termes.

S’agissant de l’exequatur dans l’AUA, le législateur édicte dans l’article 31 al 4 que « La reconnaissance et l’exequatur sont refusés si la sentence est manifestement contraire à l’ordre public international ».

On peut remarquer aisément l’importance fonctionnelle de la notion qui peut servir à paralyser littéralement l’exécution d’une sentence arbitrale, sinon, à l’anéantir.

L’importance de la notion s’est accrue avec la réforme du 23 novembre 2017. En effet, cette réforme apporte une modification aux articles 25 de l’AUA et 29.2 du RACCJA qui disposent en des termes identiques que « Les parties peuvent convenir de renoncer au recours en annulation de la sentence arbitrale à la condition que celle-ci ne soit pas contraire à l’ordre public international ».

Il est fréquent que pour des raisons évidentes d’efficacité de la procédure d’arbitrage, les parties renoncent à l’avance à l’exercice du recours en annulation. Eh bien, l’ordre public international a depuis 2017 pour fonction de ressusciter ce droit de recours.

Malgré cette importance de la notion, le législateur ne l’a pas définie.

Pas plus que son homologue français. En fait, aucune législation au monde, à notre connaissance, n’a eu l’audace de tenter de confiner cette fuyante notion dans les limites d’une définition[3]. La doctrine s’accorde à la tenir pour « l’ensemble des principes écrits ou non, qui sont, au moment où l’on raisonne, considérés dans un ordre juridique, comme fondamentaux et qui, pour cette raison, imposent d’écarter l’effet, dans cet ordre juridique,  non seulement de la volonté privé, mais aussi des lois étrangères et des actes des autorités étrangères ».  Oumar BAH précise qu’il s’agit « des règles et principes juridiques reconnus comme suffisamment essentiels pour que le juge étatique oppose son veto à l’accueil de la sentence dans son ordre juridique »[4]. Il s’agit donc de valeurs et principes essentiels à l’ordre juridique du for[5].

Il ne s’agit pas nécessairement de valeurs internationalement ou universellement reconnues. Le terme peut être trompeur à ce propos[6]. Il se distingue en effet de l’ordre public transnational ou véritablement international. Ce dernier concept désigne un ensemble de principes et de valeurs sinon universellement, au moins largement admis dans le commerce international comme essentiels à la protection de ce commerce[7].

L’ordre public international se distingue également de l’ordre public interne qui est une notion plus étendue[8].

En droit français, son domaine d’application est limité à l’arbitrage international[9]. La conformité de la sentence à l’ordre public international n’est requise en effet que dans l’arbitrage international, l’ordre public interne étant appliqué à l’arbitrage interne[10].

La tentation d’appliquer cette distinction en Droit OHADA avait pris la CCJA en 2008 lorsque par l’arrêt  SONAPRA 1, elle avait relevé que s’agissant d’« un litige qui oppose deux sociétés de droit béninois relativement au commerce interne, c’est à tort qu’est invoqué la violation de l’ordre public international comme moyen d’annulation de la sentence rendue dans un tel arbitrage ». La CCJA estimait donc dans cet arrêt que la violation de l’ordre public international ne pouvait être invoquée que dans le cadre d’un arbitrage international[11]. Cette décision méconnaissait le régime moniste de l’arbitrage OHADA et laissait le demandeur au recours en annulation dans une impasse, la violation de l’ordre public interne n’étant prévue nulle part en droit OHADA comme motif d’annulation de la sentence. C’est pourquoi, la haute juridiction va revoir sa copie en 2011 à la faveur de l’arrêt SONAPRA 2. Le même litige va atterrir à nouveau devant la CCJA après la sentence définitive, celle attaquée en 2008 étant une sentence partielle. A cette occasion, alors que le recours visait la violation de l’ordre public sans qualificatif, la Cour répond qu’  « en invoquant au premier moyen, la violation de l’ordre public, à supposer qu’elle soit considérée comme celle relative au fait que la sentence serait contraire à l’ordre public international, le requérant ne précise pas en quoi la sentence attaquée est contraire audit ordre public international »[12].

Ces précisions sur le contenu et le domaine d’application de la notion étant faites, nous allons nous intéresser aux modalités et à l’intensité du contrôle du juge étatique en cas d’allégation de violation de l’ordre public international, dans une approche comparative entre le droit OHADA et le droit français.

 

I-                    L’intensité du contrôle

Lorsqu’il est reproché, dans une procédure en annulation, à une sentence de violer l’ordre public international, ou lorsque le juge étatique, dans le cadre de la procédure d’exequatur (qui est une procédure non-contradictoire), doit vérifier la conformité de cette sentence à l’ordre public international, la question de l’intensité du contrôle se pose pour une raison simple qu’il convient de rappeler. Le juge du contrôle de la sentence n’est pas un second degré de juridiction. Il n’est pas appelé à juger à nouveau l’affaire que les parties ont voulu, par leur convention d’arbitrage soustraire de la juridictio des tribunaux étatiques. C’est la règle de l’interdiction de la révision de la sentence au fond.

La conséquence de ce principe est la consécration d’un contrôle restreint aussi bien en droit français qu’en droit OHADA. Ce principe admet quelques exceptions.

 

A-     Le principe : un contrôle restreint ou minimal

Trois degrés de contrôle sont théoriquement concevables[13].

Au degré maximal, le juge procède à une nouvelle instruction du dossier en droit et en fait. Il examine tous les éléments de preuve qu’ils aient été préalablement soumis à l’arbitre ou non et peut à partir de là, remettre en cause l’interprétation faite par le tribunal arbitral des preuves qu’il a examinées et les qualifications qui en ont découlé. C’est un contrôle approfondi qui méconnait le principe de non-révision au fond de la sentence.

Au degré intermédiaire, le juge doit considérer comme constants les faits établis par la sentence mais vérifie la pertinence de leurs qualifications avant de jauger la conformité de la solution retenue à l’ordre public international.

Au degré minimal, le juge peut seulement vérifier que le tribunal arbitral a tiré des faits qu’il a constatés et des qualifications qu’il en a retenues des conclusions conformes à l’ordre public international.

La Cour de cassation depuis les années 2000 et à sa suite, la CA de Paris dans les arrêts Thalès et SNF ont adopté le principe d’un contrôle restreint qui se limite à une violation « flagrante, effective et concrète »[14] de l’ordre public international. L’attendu principal de la CA de Paris dans l’affaire SNF est très explicite sur le caractère minimaliste du contrôle : « S’agissant de la violation de l’ordre public international, la cour qui n’est pas juge du procès, mais de la sentence, n’exerce sur celle-ci qu’un contrôle extrinsèque…..Qu’en l’absence de toute démonstration par l’appelante d’une violation flagrante, effective et concrète de l’ordre public international,  il n’existe aucune raison de tenir pour insignifiant ce qui a été jugé par le tribunal arbitral aux termes d’une instruction d’ailleurs parfaitement acceptable pour un arbitrage international de cette ampleur et y substituer la propre appréciation de la Cour »[15].

Cette solution était maintenue même en cas d’allégation de corruption[16]. Dans cette affaire, la société Schneider avait conclu avec 3 sociétés nigérianes un contrat par lequel les parties nigérianes devaient fournir « toute l’assistance nécessaire dans le cadre  des négociations et de l’exécution des marchés publics auprès du gouvernement fédéral et des 36 Etats membres de la fédération ». Un différend étant né, les parties ont mis en œuvre la procédure d’arbitrage prévue au contrat. L’arbitre unique avait rendu une première sentence jugeant que les contrats n‘étaient pas contraires à l’ordre public nigérian  puis une seconde condamnant la société Schneider à prendre en charge la totalité des frais d’arbitrage et à payer à ses cocontractantes une somme d’environ 250 0000 Euros. La société Schneider demanda l’annulation de la seconde sentence sur le fondement de la violation de l’ordre public international en ce qu’elle donnait effet à des contrats ayant en réalité pour objet d’organiser la corruption de fonctionnaires nigérians et en ce qu’elle ne tenait pas compte du comportement frauduleux, au cours de l’exécution du contrat du dirigeant de l’une des sociétés nigérianes. La Cour d’appel rejeta le recours en annulation en retenant que Schneider sollicitait « une nouvelle instruction de l’affaire au fond et non le contrôle de la sentence », l’arbitre ayant expressément conclu, après examen des faits allégués qu’il n’y avait pas d’actes de corruption. L’arbitre a qualifié les faits et a conclu qu’il n’y avait pas corruption et le recours en annulation demandait au juge étatique, preuves à l’appui, de changer cette qualification pour déclarer la sentence contraire à l’ordre public international.

Schneider forma un pourvoi en cassation en soutenant que la CA aurait dû rechercher si les faits de l’espèce démontraient l’existence d’un acte de corruption et d’un comportement frauduleux, au lieu de s’en tenir aux qualifications et conclusions retenues par la sentence.

La cour de cassation répond en rejetant le pourvoi au motif que « le juge de l’annulation est juge de la sentence pour admettre ou refuser son insertion dans l’ordre juridique français et non juge de l’affaire pour laquelle les parties ont conclu une convention d’arbitrage » et que le recours « tendait, en réalité à une nouvelle instruction au fond de l’affaire ».

En droit Belge en revanche, le principe est celui d’un contrôle maximaliste ou approfondi lorsqu’il s’agit de la conformité de la sentence à l’ordre public international. En vertu de l’article 1704 du code judiciaire belge, toute violation de l’ordre public est sanctionnée par l’annulation de la sentence et pas seulement les violations flagrantes, effectives et concrètes[17].  

En droit OHADA, sans exiger une violation flagrante, effective et concrète, la CCJA avait marqué également sa préférence au contrôle limité.

On peut remarquer dans les affaires Société Bénin Control C/ Etat du Bénin[18]  et  Etat du Mali C/ Groupe TOMOTA, que la CCJA en tant que juge de l’annulation s’est contentée des constatations et qualifications retenues par le tribunal arbitral pour juger qu’il n’y avait pas violation de l’ordre public international. Dans le premier, le juge de l’annulation a retenu en substance que n’est pas contraire à l’ordre public international la sentence arbitrale, qui, sans annuler un décret pris souverainement par un Etat pour suspendre l’exécution d’un contrat, enjoint à cet Etat de surseoir à l’exécution de sa décision de suspension du contrat ou d’avoir à réparer les préjudices que cette suspension cause à son cocontractant. Dans le second, la CCJA décide que la sentence qui condamne un Etat à réparer les dommages consécutifs à des manquements à ses obligations contractuelles n’est pas contraire à l’ordre public international.

Le juge dans ces deux affaires ne s’est pas intéressé aux éléments de faits débattus devant le tribunal arbitral pour apprécier la justesse du principe de la réparation ou la réalité des manquements reprochés à la partie étatique.

De même, dans les affaires Planor Afrique C/ Atlantique Télécom[19] et Etat du Bénin C/ SCP et Patrice TALON[20], le juge de l’annulation n’a pas procédé à un contrôle approfondi pour retenir la violation de l’ordre public international. Dans la première affaire ; le tribunal arbitral a eu le culot d’annuler un décret pris par un Etat souverain.

Le contrôle de la CCJA dans toutes ces affaires était restreint.

La CCJA a saisi l’occasion d’une affaire ayant opposé la société SAFRICAS CONGO et la Société PARKLAND pour consacrer expressément cette approche minimaliste.   Dans cette espèce, les deux sociétés ont conclu un contrat d’entreprise dont l’exécution a connu des difficultés ayant accouché d’un litige. PARKLAND, maitre d’ouvrage s’oppose au paiement d’un surcoût réclamé par l’entrepreneur et à la restitution de la garantie de bonne fin, reprochant une mauvaise exécution du contrat à SAFRICAS. Le tribunal arbitral condamne PARKLAND à payer diverses sommes à SAFRICAS dont la garantie de bonne fin. PARKLAND forme un recours en annulation fondé notamment sur la violation de l’ordre public international en ce que le tribunal arbitral l’a condamné sans preuves de faits fautifs et  a inversé la charge de la preuve, ce qui est quand même assez grave eu égard aux principes du droit processuel. Le juge de l’annulation était donc, pour apprécier la violation de l’ordre public international, appelé à réexaminer les éléments de preuve débattus devant le tribunal arbitral.

L’occasion était parfaite pour la CCJA de dire en quoi consiste la démarche du juge du contrôle en matière d’ordre public international. Elle l’a fait de manière magistrale : «  Le recours en annulation de la sentence visé à l’article 29.2 du RACCJA qui prévoit parmi les causes d’annulation la contrariété à l’ordre public international permet à la Cour de contrôler, non le bien-fondé ou non de la solution juridique retenue par la sentence, mais l’aptitude de celle-ci à s’insérer dans l’ordre juridique des Etats parties » ; Ce contrôle « ne consiste pas à procéder à une nouvelle instruction de l’affaire au fond, ni ne lui donne la prérogative de remettre en cause le pouvoir souverain du tribunal arbitral dans l’appréciation des éléments de preuve et ainsi à se substituer à celui-ci dans le règlement du fond du différend »[21].

Le principe d’un contrôle minimal est donc consacré par la Jurisprudence de la CCJA.

Quelles sont les exceptions qu’admet ce principe ?

 

B-     Les exceptions : un contrôle approfondi en cas d’allégations de faits pénalement répréhensibles

Dans certaines hypothèses comme celle d’allégations de fraudes ou de corruption (Comme dans l’affaire Schneider), des voies se sont élevées pour critiquer vertement la solution du contrôle restreint. Certains auteurs ont même parlé d’un refus de contrôle hautement contre-productif pour le rayonnement de l’arbitrage. Faisant écho à ces critiques, les juges français ont amorcé depuis quelques années une évolution de la jurisprudence.

Dans l’hypothèse de la corruption évoquée plus haut avec l’affaire Schneider contre les sociétés nigérianes, la Jurisprudence de la Cour de cassation a connu carrément un revirement.

C’est à l’occasion de l’affaire BELOKON Contre Etat du Kirghiztan.  Monsieur BELOKON est un homme d’affaires Letton qui a acquis une banque du Kirghiztan dans des conditions pas très orthodoxes, ayant des relations particulières avec les autorités Kirghizes de l’époque. A la suite du changement de régime dans ce pays, les nouvelles autorités ont mis sous administration provisoire cette banque puis ont procédé à sa liquidation. Un litige nait et a été soumis à un tribunal arbitral sur le fondement du TBI entre la Lettonie et le Kirghiztan. Le tribunal arbitral condamne, entre autres décisions, le Kirghiztan à verser à monsieur BELOKON la somme de 15 millions de dollars. La république du Kirghiztan forme un recours en annulation pour violation de l’ordre public international en ce que la sentence donne effet à un contrat conclu sur fond de corruption et de blanchiment d’argent. La CA de Paris retient, en réexaminant les éléments de preuve produits devant l’arbitre et en acceptant même de nouveaux éléments produits devant elle, qu’  « il résulte des faits des indices graves, précis et concordants de ce qu’Insan Bank était reprise par M. BELOKON afin de bénéficier dans un Etat où ses relations privilégiées avec le détenteur du pouvoir économique lui garantissaient l’absence de contrôle réel de ses activités, des pratiques de blanchiment qui n’avaient pas pu s’épanouir dans l’environnement moins favorable de la Lettonie » de sorte que « la reconnaissance ou l’exécution de la sentence entreprise qui aurait pour effet de faire bénéficier monsieur BELOKON du produits d’activités délictueuses viole de manière manifeste, effective et concrète l’ordre public international ».

A la suite d’un pourvoi formé par monsieur BELOKON, la Cour de cassation, renversant sa solution de l’arrêt Schneider, rejette le pourvoi. Elle décide en effet que dans sa recherche pour savoir « si la reconnaissance ou l’exécution de la sentence était de nature à entraver l’objectif de lutte contre le blanchiment en faisant bénéficier une partie du produit d’activités de cette nature, telles que définies par la convention de Mérida, la CA n’était pas tenue de se limiter « aux éléments de preuve produits devant les arbitres » ni liée par les constatations, appréciations et qualifications opérées par eux, son seul office à cet égard consistant à s’assurer que la production des éléments de preuve devant elle respectait le principe de la contradiction et celui d’égalité des armes »[22].

La révision au fond de la sentence est acquise, le tribunal arbitral ayant retenu quant à lui qu’il n’y avait pas de blanchiment.

Une autre hypothèse qui appelle un examen approfondi des faits par le juge de l’annulation est celle de fraude procédurale ou plus généralement les cas de violation de l’ordre public procédural. Il a été admis qu’une sentence surprise par une fraude commise au cours de l’instance arbitrale, par exemple la production d’un faux document que l’arbitre n’a pas pu détecter, doit être annulée pour violation de l’ordre public procédural[23]. 

De même, le juge de l’annulation procède à un contrôle approfondi lorsqu’il est allégué que la sentence est inconciliable avec une décision rendue ou ayant reçu exequatur en France[24].

Ce mouvement vers un contrôle approfondi, même s’il n’est pas encore perceptible dans l’espace OHADA nous semble parfaitement transposable dans notre droit.   

Il est davantage dangereux pour l’arbitrage africain qui est encore en quête de reconnaissance et d’expansion de se tirer une balle dans le pied en tolérant des sentences qui cachent ou habillent des actes de corruption ou de blanchiment de capitaux.

Au total sur l’intensité du contrôle, le principe est un contrôle restreint avec des exceptions notamment en cas d’allégations d’actes pénalement répréhensibles.

Quid des modalités du contrôle ?

 

II-                 Les modalités du contrôle

 

La question des modalités du contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international appelle au moins  trois interrogations :

-Celle de la possibilité ou non pour le juge de l’annulation de soulever d’office cette violation ;

-Celle de la faculté des parties de soulever pour la première fois cette question devant le juge du contrôle ;

- Et celle de la possibilité ou non pour le juge d’accepter de nouvelles preuves pour caractériser la violation ;

 

A-     La violation de l’ordre public international peut-elle être soulevée pour la première fois devant le juge de l’annulation ?

L’un des principes fondamentaux du droit de l’arbitrage est la loyauté des parties dans la conduite de la procédure. L’un des corollaires en est l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui. C’est la théorie de l’estoppel. Ce principe veut que la partie qui omet, en toute connaissance de cause, de soulever une irrégularité sans délai et poursuit l’arbitrage  soit considérée comme avoir renoncé à s’en prévaloir[25]. Eu égard à ce principe, il peut paraitre difficile de concevoir qu’une des parties à qui est reproché l’inexécution d’un contrat ne soulève pas durant toute la procédure devant le tribunal arbitral la contrariété de ce contrat à l’ordre public international et ait la faculté de la soulever pour la première fois devant le juge de l’annulation.

La Cour de cassation a pu dû reste, poser comme principe que tout grief invoqué à l’encontre d’une sentence arbitrale au titre de l’article 1520 NCPC (qui énonce les cas d’ouverture à annulation) doit, pour être recevable devant le juge de l’annulation, avoir été soulevé, chaque fois que cela était possible, devant le tribunal arbitral lui-même[26].

La Cour de cassation fera exception à ce principe dans l’arrêt SORELEC C/ Etat Libyen en retenant que le fait que l’une des parties n’évoque pas devant le tribunal arbitral le moyen tiré de la corruption n’empêche pas le juge de l’annulation d’annuler la sentence pour violation de l’ordre public international du fait de cette corruption dès lors qu’elle est avérée. Dans cette affaire, le Gouvernement Libyen et la société Sorelec ont conclu un accord pour fixer le montant de la créance de celle-ci et mettre fin à un différend concernant l’exécution d’un contrat de construction. Pour obtenir paiement de sa créance, la Sorelec a engagé une procédure d’arbitrage sous l’égide de la CCI sur le fondement du TBI entre la France et la Lybie. Une sentence partielle a condamné la Lybie à payer. Celle-ci forme un recours en annulation de cette sentence et pour la première fois, invoque le grief tiré de la corruption. La CA décide que « le respect de la conception française de l’ordre public international implique que le juge étatique chargé du contrôle puisse apprécier le moyen tiré de la contrariété à l’ordre public international alors même qu’il n’a pas été invoqué devant les arbitres et que ceux-ci ne l’ont pas mis dans le débat ». La Sorelec forme un pourvoi en reprochant à la Cour d’Appel de n’avoir pas sanctionné la déloyauté de la Lybie qui, alors qu’elle en avait les moyens, n’avait pas invoqué le grief tiré de la corruption devant le tribunal arbitral. La Cour de cassation répond sèchement mais en des termes limpides :

« Le respect de l’ordre public international de fond ne peut être conditionné par l’attitude d’une partie devant l’arbitre. La Cour d’appel devant laquelle il était allégué que l’exécution de la sentence avait pour effet de permettre à la société Sorelec de retirer les bénéfices d’un protocole transactionnel obtenu par corruption, n’était pas tenue de procéder à la recherche inopérante selon laquelle l’Etat libyen aurait fait preuve de déloyauté en n’invoquant pas ce grief devant les arbitres, de sorte qu’elle a légalement justifié sa décision »[27].

Le principe de l’estoppel est donc inefficace en cas d’allégation de corruption. Autrement dit, le comportement des parties ne peut caractériser une renonciation à se prévaloir de la violation de l’ordre public international.

 

B-      Cela dit, est-il permis au juge de relever d’office le moyen tiré de la violation de l’ordre public international ?

La question ne se pose pas dans la procédure d’exequatur.

Aussi bien en France qu’en Droit OHADA, cette procédure est non-contradictoire. Articles 31 dernier alinéa de l’AUA et 30.2 du RACCJA. Le juge de l’exequatur vérifie les conditions requises pour accorder l’exequatur et apprécie notamment la conformité de la sentence à l’ordre public international.

Dans la procédure du recours en annulation, la question reste entière même si elle ne s’est pas encore clairement posée aux juges de l’OHADA à notre connaissance. Néanmoins on peut se demander si une lecture de l’arrêt SONAPRA 2 qui impose que la partie qui invoque la violation de l’ordre public puisse démontrer en quoi consiste cette violation ne milite pas en faveur de l’impossibilité pour le juge de l’annulation de soulever d’office ce moyen.

D’un autre côté, la transcendance des intérêts des parties par l’exigence du respect de l’ordre public postule que le juge de l’annulation puisse relever d’office ce moyen. 

En attendant une prochaine décision des juges de l’OHADA dans un sens ou dans l’autre, il est à noter que la Cour d’Appel de paris s’est prononcée dans l’arrêt Schooner en faveur de l’affirmative. La Cour énonce que « les moyens fondés sur l’article 1520-5° du code de procédure civile et tirés de ce que la reconnaissance ou l’exécution de la sentence violerait de façon manifeste, effective et concrète l’ordre public international de fond, en raison de leur nature, peuvent être soulevés  d’office par le juge de l’annulation et soulevés pour la première fois devant lui …..»[28].

 

C-      Le juge de l’annulation peut-il accepter des preuves nouvelles pour apprécier cette violation dans l’hypothèse où le débat a été tranché par le tribunal arbitral ?

 

Le juge de l’annulation peut-il accepter de nouvelles preuves pour renverser éventuellement la solution de l’arbitre relativement à la violation de l’ordre public international ?

Dans l’affaire SORELEC C/ Etat Libyen, le juge de l’annulation a déclaré recevable des pièces nouvelles. L’un des moyens du pourvoi reprochait à l’arrêt d’appel d’avoir méconnu la règle selon laquelle « le juge de l’annulation est juge de la sentence pour admettre ou refuser son insertion dans l’ordre juridique français et non juge de l’affaire pour laquelle les parties ont conclu une convention d’arbitrage, de sorte qu’il ne peut procéder à une nouvelle instruction de l’affaire au fond. La Cour de cassation répond que « Si la mission de la Cour d’appel, saisie en vertu de l’article 1520 du code de procédure civile est limitée à l’examen des vices que celui-ci énumère, aucune limitation n’est apportée à son pouvoir de rechercher en droit et en fait tous les éléments concernant les vices en question. Saisie d’un moyen tiré de ce que la reconnaissance ou l’exécution de la sentence heurterait l’ordre public international en ce que la transaction qu’elle homologuait avait été obtenue par corruption, la cour d’appel a vérifié à bon droit la réalité de cette allégation en examinant l’ensemble des pièces produites à son soutien, peu important que celles-ci n’aient été précédemment soumises aux arbitres »[29].

Déjà en 2018, la CA de Paris était allée encore plus loin jusqu’à rouvrir les débats et ordonner aux parties de fournir diverses pièces qu’elle jugeait pertinentes afin de s’assurer que l’exécution de la sentence n’ait pas pour effet de donner force à un contrat de corruption[30]. La Cour dans cette affaire refuse l’exequatur à la sentence au motif qu’elle était contraire à l’ordre public international en ce que la condamnation prononcée par elle aurait pour effet de rémunérer une activité de corruption ou de trafic d’influence peu important que cette solution bénéfice à la partie auteure des faits fautifs qui se prévaut ainsi de sa propre turpitude. 

Toute proportion gardée, cette solution n’est pour l’instant admise que dans les cas de corruption ou de contrats entachés d’illicéité.

Il n’est pas sûr qu’en dehors de ces hypothèses, il soit permis au juge du contrôle d’accepter de nouvelles pièces jamais débattues devant les arbitres pour vérifier la conformité de la sentence à l’ordre public international.

 



[1] Cette communication a été présentée le 25 août 2023 à Lomé lors de la Conférence Afterwork organisée par le Centre International d’Arbitrage et de Médiation de Lomé (CIAM).

[2] Le 26 juillet 2023, un groupe de militaires nigériens conduit par le Général TCHIANI a fait un coup d’Etat à Mohamed BAZOUM. La Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest condamne le coup d’Etat et prend plusieurs sanctions contre le Niger dont un embargo économique.

[3] J-B RACINE la présente comme « un standard du droit aux contours flous, imprécis et évolutif », Droit de l’arbitrage, éd. PUF, p. 594, n°956.

[4] S. Oumar BAH, L’efficacité de l’arbitrage OHADA, Le rôle du juge étatique, Campus BRUYLANT, p. 348, n° 740

[5] On parle d’ordre public international français, d’ordre public international saoudien etc….

[6] Une règle d’ordre public international n’est pas nécessairement internationale mais peut être spécifique à une société donnée, à un pays donné. C’est important de le préciser dans le contexte actuel où les valeurs, les intérêts économiques et politiques, les conceptions de la dignité humaine et des droits fondamentaux de l’Homme diffèrent d’une société à une autre. Voir A. BOKODJIN, L’évolution de l’ordre public international en droit de l’arbitrage OHADA, ombres et lumières, Revue de l’ERSUMA, Semestrielle de Droit Africain et Comparé des Affaires, 2020-2/N° 13, pp. 11-34.

[7] Pierre LALIVE, Ordre public transnational ou réellement international et arbitrage international, Revue de droit de l’arbitrage, 1986, p. 329 et suivants.

[8] A une époque donnée, en France, l’interdiction pour l’Etat de compromettre était une règle d’ordre public interne, mais pas d’ordre public international. Civile 1e, 14 avril 1964 : par cet arrêt, la cour de cassation reconnaissait la capacité de l’Etat français à compromettre dans des contrats internationaux alors que compromettre pour l’Etat français était contraire à son ordre public interne.

[9] Article 1514 du NCPC : « Les sentences arbitrales sont reconnues ou exécutées en France si leur existence est établie par celui qui s’en prévaut et si cette reconnaissance ou cette exécution n’est pas manifestement contraire à l’ordre public international ». L’article 1520-5° quant à lui dispose que « Le recours en annulation n’est ouvert que si …. La reconnaissance ou l’exécution de la sentence est contraire à l’ordre public international ».

[10] L’article 1488 prévu dans le cadre de l’arbitrage interne dispose que « L’exequatur ne peut être accordé si la sentence est manifestement contraire à l’ordre public ». L’article 1492-5° relatif au recours en annulation dans le même cadre prévoit que « Le recours en annulation n’est ouvert que si….la sentence est contraire à l’ordre public ».

[11] CCJA, assemblée plénière, arrêt n° 045/2008 du 17 juillet 2008 SONAPRA C/ Société des Huileries du Bénin (SHB).

[12] CCJA, arrêt n° 4 du 30 juin 2011, SONAPRA C/ SHB ohadata J- 12-137.

[13] D. MOURALIS, Conformité des sentences internationales à l’ordre public : la cour de cassation maintient le principe d’un contrôle limité, note sous Civile 1ère, 12 février 2014, pourvoi n° 10-17.076.

[14] Civile 1e, 21 mars 2000, Verhoeft c. Moreau, inédit.

[15] Paris, 23 mars 2006.

[16] Civile 1e, 12 février 2014, pourvoi n° 10-17.076, affaire SCNHEIDER.

[17] TPI de Bruxelles, 8 mars 2007 ; CA Bruxelles, 13 février 2018 ; Cassation, 28 novembre 2014.

[18] CCJA, arrêt n°103/2015  du 15 Octobre 2015.

[19] CCJA, arrêt n° 03/2011 du 31 janvier 2011.

[20] CCJA, arrêt n°104/ 2015 du 15 octobre 2015.

[21] CCJA, arrêt n° 001/2021 du 14 janvier 2021. Voir nos commentaires sur cet arrêt dans la Revue de l’ERSUMA, Semestrielle de Droit Africain et Comparé des Affaires, 2021-2/N° 15, pp. 322.

[22] Civile 1e, 23 mars 2022, 17-17.981.

[23] CA Paris, 1 er juillet 2010 n° 09/10069.

[24] Civile 1e, 28 mars 2013, n° 11-23.801.

[25] Article 14 al 10 de l’AUA ;

[26] Civile 1e, 31 janvier 2006 n° 03- 19.054 P.

[27] Civile 1e, 7 septembre 2022 ; n° 20-22.118

[28] CA Paris, 2 avril 2019, n° 16/24358.

[29] Civile 1e, 7 septembre 2022 précité.

[30] CA Paris, 10 avril 2018, affaire ALSTOM ; Confirmée par un arrêt du 28 mai 2019 n° 16/11182.

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