Le caractère définitif et inattaquable du titre foncier à l’aune du code foncier et domanial et son application dans le temps
Bulletin du Barreau, N°003 et 004- Septembre 2020, pp. 8-10
Le caractère définitif et inattaquable du titre foncier à l’aune du code foncier et domanial et son application dans le temps
Par Me Kossi Assiom BOKODJIN
Avocat au Barreau du Togo
Le titre foncier est-il encore définitif et inattaquable au Togo? Voilà l’une des légitimes questions qu’on pouvait se poser au lendemain de la réforme du 14 juin 2018.
Le régime foncier, ici comme ailleurs dans de nombreux pays en Afrique subsaharienne, était perçu pendant longtemps comme source de nombreux problèmes socio-économiques et parfois politiques1. Aussi, au regard de l’importance des enjeux du foncier notamment en terme de contribution à la paix sociale2, le législateur togolais a-t-il, par la loi n°2018-005 du 14 juin 2018, adopté un nouveau texte dénommé code foncier et domanial (CFD). L‘un des objectifs dudit code était de moraliser le système existant, notamment en rompant avec la conception quasi-dogmatique des attributs du titre foncier.
En effet, avant la réforme, ce dernier était perçu comme un titre d’airain, intouchable malgré le pire des vices qui pouvait corrompre le processus de son établissement3. Une fois établi, il est définitif et inattaquable, peu importe comment il l’a été ! Evidemment, c’était une aubaine aux esprits dolosifs qui en ont profité à leur guise. Combien de fois, les plaideurs, de mauvaise foi, n’ont-ils pas brandi devant les tribunaux, des titres fonciers parfois établis en plein procès, pour paralyser l’action réelle de leur contradicteur sur les fondements des articles 96 et 97 du décret du 24 juillet 19064 ? « Le titre foncier est définitif et inattaquable ; il constitue devant les juridictions (togolaises) le point de départ unique de tous les droits réels existants sur l’immeuble au moment de l’immatriculation », disposait le premier de ces textes. Le second le complétait en déclarant irrecevable « toute action tendant à la revendication d’un droit réel non révélé en cours de procédure et ayant pour effet de mettre en cause le droit de propriété même d’un immeuble immatriculé ». Seule une action personnelle était ouverte au propriétaire lésé par une immatriculation frauduleuse, la fraude étant confondue au dol5.
1 LE BRIS, LE ROY et LEIMDORFER, Enjeux fonciers en Afrique Noire, Orstom-Khartala, 1982.
2 Akodah AYEWOUADAN, Présentation du code foncier et domanial du Togo, Revue Togolaise de Droit des Affaires et d’Arbitrage, n°17, p. 86.
3 Cour Suprême, ch. judiciaire, arrêt n°100/14 du 18 décembre 2014, Bull. n°2, p. 64 : « Dès l’établissement du titre foncier, tous les vices de procédure sont purgés, le titre foncier étant définitif et inattaquable » ; Cour Suprême, arrêt n°34 du 17 novembre 2005, https://juricaf.org/arrêt/TOGO/COURSUPREME-20051117-342005. Consulté ce 16/06/2020.
4 C.A. de Lomé, arrêt n° 093/13 du 28/03/2013 pour un exemple parmi tant d’autres, Recueil des arrêts, n°001, 2012-2013, p. 373.
5 Cour Suprême, ch. judiciaire, arrêt n°11 du 15 novembre 1981, Bull. des arrêts n°3-1981, pp.63 à 68.
Bulletin du Barreau, N°003 et 004- Septembre 2020, pp. 8-10
Cette toute puissance du titre foncier a été source de nombreux problèmes et plusieurs études ont révélé la nécessité de réformer son régime.
Le législateur était donc particulièrement attendu sur ce sujet. La réforme a-t-elle eu l’audace de remettre en cause le dogme de l’intangibilité6 du titre foncier ? Les titres fonciers établis sous la nouvelle loi ont-ils une force juridique différente de ceux établis sous l’ancien régime ?
A l’analyse, on constate que le législateur a bien voulu relativiser l’intangibilité du titre foncier en prévoyant des hypothèses bien précises dans lesquelles ce dernier peut être attaqué et remis en cause par une action réelle (I). Seulement, il n’est pas, à notre point de vue, allé au bout de son audace. Il a opéré une relativisation à minima, avec une définition plutôt réductrice de la fraude qui constitue l’une de ces hypothèses, ce qui pourrait limiter considérablement la portée de la réforme (II). Aussi, le régime transitoire et la force des titres fonciers antérieurs au nouveau texte ne brillent-ils pas particulièrement par leur clarté (III).
I- La relativisation de l’intangibilité du titre foncier
Qualifiée de « petite révolution » par un auteur7, la relativisation de l’intangibilité du titre foncier ressort de l’article 256 du code foncier et domanial. Aux termes de ce texte, « Le titre foncier est définitif, intangible et inattaquable, sauf en cas de fraude ou d’erreur.
Il constitue devant les juridictions, le point de départ unique de tous les droits réels existant sur l’immeuble au moment de l’immatriculation ».
Le législateur, à travers ce texte, a d’abord manifesté sa claire intention de garder le titre foncier comme titre privilégié parmi les preuves du droit de propriété en matière foncière8. Les épithètes « définitif, intangible et inattaquable » peuvent être résumées tous dans l’idée qu’il est impossible de remettre en cause le titre foncier une fois établi et délivré à son titulaire9.
Dans l’ancien régime, les juges avaient une conception quasi-dogmatique de ces caractères du titre foncier au point de déclarer irrecevables toutes les actions réelles tendant à sa remise en cause, y compris celles fondées sur des fraudes flagrantes10.
Le nouveau texte apporte une avancée notable en mettant un terme à cette conception rigide et absolue de l’intangibilité. Désormais, lorsqu’il est établi que le titre est créé par fraude ou à la suite d’une erreur, il est reste attaquable, il peut être remis en cause. Le législateur, tout
6 Dans un souci de concision, nous emploierons le terme intangibilité pour désigner les caractères définitif, intangible et inattaquable du titre foncier.
7 Akodah AYEWOUADAN, op.cit.
8 Voir dans le même sens l’article 665 du CFD.
9 Ce régime est loin de celui issu du décret n° 2005/481 du 16/12/2005 en droit camerounais aux termes duquel « le ministre chargé des affaires foncières peut, en cas de faute de l’administration, résultant notamment d’une irrégularité commise au cours de la procédure d’obtention du titre foncier, et au vu des actes authentiques, procéder au retrait du titre foncier irrégulièrement délivré » (Article 2 dudit décret).
10 Supra, notes 3 et 4.
Bulletin du Barreau, N°003 et 004- Septembre 2020, pp. 8-10
en posant le principe de l’intangibilité du titre foncier, s’est donc empressé d’exclure de son champ d’application les hypothèses de « fraude » et « d’erreur ». Le titre garde sa force intrinsèque d’avant la réforme11, mais ne devrait plus servir ni aux plaideurs de mauvaise foi, ni aux opportunistes qui s’abritaient derrière les erreurs administratives. Une fois l’une ou l’autre de ces hypothèses établie, le titre peut être muté au nom de la victime, véritable propriétaire12. L’intangibilité du titre foncier est donc à relativiser.
Le roi a perdu sa couronne mais sa démarche n’a pas changé, peut-on être tenté de chanter. Mais nous sommes très vite déchantés à voir de plus près le contenu donné à la fraude par le législateur.
II- Une relativisation à minima
En permettant la remise en cause du titre foncier et sa mutation au nom des victimes de fraude, le législateur aurait pu, par-là, rétablir dans leur droit de propriété sur le fond, les personnes lésées par toutes sortes de fraude, notamment l’immatriculation du terrain d’autrui, les doubles- ventes etc….Mais hélas !
Aux termes de l’article 257 du CFD, « la fraude s’entend de toute manoeuvre tendant à faire immatriculer en cours d’instance un immeuble objet de contestation soit devant l’autorité administrative, soit devant les juridictions », cette contestation devant être prouvée « soit par une attestation de l’autorité administrative, soit par une attestation d’instance délivrée par le greffier en chef de la juridiction saisie, soit par une attestation d’assignation et le récépissé d’enrôlement »13.
Cette définition de la fraude semble exclure toutes les hypothèses de fraude qui ne sont pas liées à une instance en contestation du droit de propriété. Autrement dit, la victime d’une fraude quelconque qui aurait été organisée à un moment où ni une juridiction, ni l’Administration n’étaient saisies par une contestation sur la propriété de la parcelle objet du titre foncier ne saurait invoquer cette fraude pour remettre en cause le titre ainsi créé. Or, elles sont nombreuses ces situations de fraude. Pour ne citer que celles-ci, un premier acheteur, par faute de moyen, n’a pas encore commencé la procédure d’immatriculation mais a posé des actes matérialisant son acquisition ; puis un deuxième, en connaissance de cause et avec la mauvaise foi du même vendeur, acquiert la même parcelle à l’insu du premier acheteur et s’en va l’immatriculer, sans bornage contradictoire. Pire, on connait des délinquants véreux qui sur la base de faux documents, fabriqués pour l’occasion, font tout bonnement immatriculer en leur nom l’immeuble d’autrui.
11 « En dehors de la fraude et de l’erreur, toute personne dont les droits auraient été lésés par suite d’une immatriculation, ne peut se pourvoir par voie d’action réelle, mais seulement par voie d’action personnelle en cas de dol, en indemnité contre l’auteur » (Art. 261 du code foncier et domanial).
12 Art. 258 al. 4 et 259 al.2 du CFD.
13 Art. 258 CFD.
Bulletin du Barreau, N°003 et 004- Septembre 2020, pp. 8-10
Ces hypothèses qui renvoient d’ailleurs souvent au stellionat, pénalement sanctionné14 semblent bien curieusement exclues par le législateur des cas de fraude ! Ces victimes n’auront que l’action en indemnité qui aboutira rarement aux mêmes résultats qu’une action réelle. Rupture d’égalité entre les victimes de fraude.
Il reste à espérer que la mise en oeuvre des nouvelles règles encadrant la vente immobilière15 et l’allègement de la procédure d’immatriculation en termes de coût et de tracasseries administratives réduiront au minimum ces situations de fraude « oubliées » ou volontairement exclues par le législateur.
Au demeurant, le juge sera appelé, au cas échéant, à faire pièce à la loi en faisant preuve d’une plus grande audace avec une interprétation extensive, voire créatrice de l’article 256, dans sa définition de la fraude.
Sinon, avec cette conception restrictive de la fraude retenue par le législateur, le nouveau régime n’ajoute presque rien à l’ancien, puisque conformément à l’ancien article 97 du décret du 24 juillet 1906, l’action réelle était irrecevable uniquement lorsque le droit réel revendiqué sur l’immeuble immatriculé ne s’était pas révélé « en cours de procédure »16.
Au final et sauf une interprétation audacieuse du juge que nous appelons de nos voeux, la réforme sur l’intangibilité du titre foncier parait réduite au minimum17. Elle semble accorder par ailleurs un sursis temporaire aux titres fonciers créés antérieurement à son entrée en vigueur avec un régime pas des plus clairs.
III- L’ambigüité du régime applicable aux titres fonciers antérieurs
Les titres fonciers établis avant la réforme, à les supposer frauduleux, peuvent-ils être remis en cause et être mutés au nom de la victime en application des nouvelles dispositions du CFD ?
Le législateur n’a pas clairement répondu à cette question. Cependant, deux lectures sont possibles à notre avis. D’un côté, aux termes de l’article 717 dudit code en effet, « Les titres fonciers, les certificats d’inscription, les certificats administratifs, délivrés en exécution des textes antérieurs en vigueur ont la même valeur que leurs copies et certificats établis par application du présent code ». L’expression « même valeur » peut conduire à comprendre que ce qui est acceptable pour le titre nouveau en termes d’action en contestation l’est tout autant
14 Art. 702 CFD et 713 du code pénal.
15 L’intervention systématique du notaire et l’immatriculation préalable obligatoire sont visées. (Articles 161 à 163 du CFD).
16 L’interprétation a contrario de ce texte induit en principe à déclarer recevables les actions tendant à remettre en cause les titres fonciers établis en cours de procès et en connaissance de cause. La tendance jurisprudentielle était toutefois en faveur d’une compréhension du terme « procédure » comme processus administratif de création du titre foncier, de sorte que les fraudes organisées en cours des procès paralysaient les actions réelles (C.A. de Lomé, arrêt n°093/13 du 28 mars 2013, op.cit.).
17 On peut même se demander si le roi a vraiment perdu sa couronne.
Bulletin du Barreau, N°003 et 004- Septembre 2020, pp. 8-10
pour l’ancien. Cette lecture est favorable à une application rétroactive de la loi nouvelle18, sans ménagement des droits acquis frauduleusement19. D’un autre côté, L’article 716 alinéa 2 donne un délai de cinq (05) ans durant lequel « la preuve des droits fonciers continue à être rapportée suivant la législation antérieure ». On peut voir dans ce texte l’idée de soumettre à l’ancien régime, durant cette période transitoire, les titres fonciers établis antérieurement à la réforme. Ce n’est qu’après cette période que le titre frauduleusement établi pourra être muté au nom de la victime en application du nouveau texte.
La jurisprudence nous fixera sur la lecture la plus conforme aux objectifs de la réforme.
18 Cette application rétroactive est admissible suivant la finalité de la loi nouvelle. Voir Prof. Komi WOLOU, A la recherche du sens des lois, Les Annales de l’Université de Parakou, Série "Droit et Science Politique", Vol.3 n°1 (2020), pp. 76 et svts.
19 Le droit frauduleusement acquis n’est pas digne de protection par le principe de la non-rétroactivité de la loi.