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Le contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international et du respect par l’arbitre de sa mission : la CCJA confirme l’approche minimaliste

       Le contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international et du  respect par l’arbitre de sa mission : la CCJA confirme l’approche minimaliste

 

Par Me Kossi Assiom BOKODJIN

Avocat au Barreau du Togo

 

 

CCJA, arrêt n°001/2021 du 14 janvier 2021

Société Africaine de Construction au Congo S.A  C/ Société PARKLAND S.A

 

 

Résumé

Le recours en annulation des sentences arbitrales n’est admis par le législateur que pour des motifs particuliers limitativement énumérés. L’imprécision de certains de ces motifs est une aubaine pour certains perdants des procès arbitraux pour attaquer la sentence et solliciter du juge de l’annulation des appréciations qui sortent souvent de son office. C’est le cas des motifs tirés de la contrariété à l’ordre public international et du non-respect  par l’arbitre de sa mission. La CCJA, dans l’arrêt du 14 janvier 2021, rendu par son assemblée plénière, consacre l’approche minimaliste et un contrôle limité dans l’application de ces deux motifs d’annulation. Si cet arrêt confirme une jurisprudence déjà établie, il apporte une évolution au droit positif avec des éléments de définition à la démarche du juge étatique en particulier dans le cas du contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international. Il participe ainsi au renforcement du système d’arbitrage de l’espace OHADA.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La tentation est grande chez les plaideurs déçus d’une instance arbitrale, de remettre en cause par tout moyen une sentence défavorable. A cette fin, le grief tiré de la contrariété à l’ordre public international est souvent invoqué[1]. A côté de ce moyen, le non-respect par l’arbitre de sa mission revient lui aussi de plus en plus fréquemment[2]. La Cour Commune de Justice et d’Arbitrage a eu la formidable occasion de se prononcer, par le même arrêt, sur l’intensité du contrôle du juge étatique[3] du respect de ces deux exigences.

En l’espèce, la Société Africaine de Construction au Congo (SAFRICAS CONGO) S.A. et la société PARKLAND S.A. ont conclu un contrat d’entreprise aux termes duquel SAFRICAS CONGO s’engageait à construire au profit de sa cocontractante un immeuble dans un délai de 28 mois. A la fin du contrat qui a fait l’objet de plusieurs avenants, un litige est né du dépassement des délais et de la réalisation par SAFRICAS CONGO de travaux supplémentaires entrainant un surcoût. PARKLAND s’oppose non seulement au paiement du surcoût, mais aussi à la restitution de la garantie de bonne fin. Les parties ont mis en œuvre la clause d’arbitrage sous l’égide de la CCJA et le tribunal arbitral a rendu, le 12 mai 2020, une sentence qui condamne PARKLAND à payer diverses sommes à SAFRICAS CONGO dont la restitution de la garantie de bonne fin et le surcoût en question.

La société PARKLAND forme, devant la CCJA, un recours en annulation construit autour de deux moyens. Le premier, tiré de la contrariété de la sentence à l’ordre public international, reproche à l’arbitre d’avoir condamné la société PARKLAND sans preuve, les seuls éléments de preuve présentés par SAFRICAS CONGO étant constitués par ses propres factures, et d’avoir inversé la charge de la preuve. Le second moyen lui reproche d’avoir ignoré l’application de plusieurs principes fondamentaux du droit de la preuve et d’avoir fondé sa décision sur son sens de l’équité alors qu’il a reçu mission de statuer en droit. Le recours était ainsi fondé sur l’article 29.2 alinéa 2 du Règlement d’arbitrage de la CCJA en ses points c) et e)[4].

La CCJA devait donc répondre à une double interrogation. En premier lieu, la méconnaissance supposée ou réelle par la sentence des principes du droit de la preuve est-elle attentatoire à l’ordre public international ? En second lieu, un défaut d’application ou une mauvaise application d’une règle de droit par l’arbitre ayant reçu pouvoir de statuer en droit peut-elle être assimilée à un dépassement de sa mission, au motif qu’il a statué en équité ? La première question appelait la haute juridiction de l’espace communautaire à s’intéresser, sous le couvert du contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international,  aux éléments de preuve présentés devant l’arbitre et à apprécier, au regard de ces éléments,  la pertinence de la solution retenue par la sentence. Ce qui pose le problème de l’intensité du contrôle du Juge étatique du respect par la sentence de l’ordre public international. La seconde, quant à elle, est relative au contrôle du respect par l’arbitre de sa mission tout en posant, en arrière-plan, le même problème de l’intensité du contrôle.

La CCJA, réunie en assemblée plénière, a rejeté le recours en annulation et a accordé l’exequatur à la sentence[5]. Répondant au premier moyen, elle a saisi cette occasion pour définir pour la première fois, le contrôle par le  juge de l’annulation de la conformité de la sentence à l’ordre public international et en préciser les limites : « Le recours en annulation de la sentence visé à l’article 29.2 du Règlement d’arbitrage de la CCJA qui prévoit parmi les causes d’annulation la contrariété à l’ordre public international permet à la Cour de contrôler, non le bien-fondé ou non de la solution juridique retenue par la sentence, mais l’aptitude de celle-ci à s’insérer dans l’ordre juridique des Etats parties ».  Ce contrôle ne consiste pas, ajoute la Cour, «  à procéder à une nouvelle instruction de l’affaire au fond », ni ne lui donne la prérogative de  « remettre en cause le pouvoir souverain du tribunal arbitral dans l’appréciation des éléments de preuve et ainsi à se substituer à celui-ci dans le règlement du fond du différend ». Sur le second moyen, la Cour régulatrice retient que la contradiction ou l’insuffisance de motifs ne pouvant pas être reprochée à un arbitre statuant en équité, le recours qui critique la sentence pour avoir adopté des motifs limités et contradictoires, violant ainsi les principes fondamentaux du droit de la preuve, admet implicitement que l’arbitre n’a pas statué en amiable composition mais plutôt en droit. Il s’est donc conformé à sa mission.

Par cet arrêt, la CCJA consacre formellement un contrôle restreint de la conformité de la sentence à l’ordre public international (I) et confirme le choix d’un contrôle limité du respect par l’arbitre de sa mission (II).

 

I-                   La consécration d’un contrôle restreint de la conformité à l’ordre public international

En matière de recours en annulation contre la sentence arbitrale, la violation de l’ordre public international est un  « grief fourre-tout »[6]. Les mauvais perdants n’hésitent pas à profiter du flou qui entoure cette notion[7], pour y rattacher toutes sortes de critiques, fondées ou non, contre la sentence arbitrale. C’est ce qu’a fait dans l’arrêt commenté la société PARKLAND. Pour répondre à ce moyen qui appelle à un contrôle approfondi de la sentence, la CCJA a donné une solution hautement pédagogique en définissant clairement la démarche de contrôle du juge de l’annulation (A). Cette démarche qui consacre plutôt un contrôle restreint ou minimal confirme l’attachement de la Cour régulatrice au principe fondamental de la prohibition de la révision au fond de la sentence par le Juge étatique (B).

 

A-     La définition de la mission du Juge du contrôle

La société PARKLAND, demanderesse à l’annulation, a formulé, dans le moyen tiré de la violation de l’ordre public international, trois reproches contre la sentence arbitrale. D’abord le fait d’avoir exonéré SAFRICAS CONGO de toute responsabilité et de l’avoir condamnée sans preuve ; ensuite, le renversement de la charge de la preuve en ce qu’elle a estimé fondées des réclamations de SAFRICAS CONGO uniquement parce que la société PARKLAND n’a pas rapporté de preuve contraire ; enfin, le fait d’avoir retenu, comme éléments de preuve d’une créance alléguée, exclusivement les documents constitués par la partie qui s’en est prévalue.

A supposer ces allégations avérées, on pourrait admettre, à première vue, que les principes fondamentaux du droit de la preuve dans le procès civil ou commercial ont été méconnus par le tribunal arbitral. Il incombe en effet à chaque partie qui allègue un fait de le prouver conformément à la loi[8]. En matière contractuelle, dès lors que l’une des parties conteste, comme c’est le cas en l’espèce, l’entrée de la prestation dont le paiement est réclamé dans le champ contractuel, ce principe exige que la partie qui réclame paiement rapporte la preuve de l’échange de consentement sur la prestation en question[9]. Ici, le litige porte essentiellement sur des travaux supplémentaires réalisés hors délai par SAFRICAS CONGO. PARKLAND estime n’avoir consenti ni à ces travaux, ni au rallongement des délais, alors que SAFRICAS CONGO soutient le contraire en alléguant notamment un accord tacite de sa cocontractante.

Seulement, le juge de l’annulation ne pouvait pas trancher cette question sans examiner les éléments de preuve effectivement présentés par les parties devant l’arbitre et sans qualifier à nouveau les faits au regard de ces preuves. Le Juge de l’annulation, appelé à contrôler la conformité de la sentence à l’ordre public international dispose-t-il de ce pouvoir de réexamen des faits et des éléments de preuve ? C’est à cette question que la CCJA a répondu en disant en quoi consiste réellement sa mission en tant que juge du recours en l’annulation. Dans ses précédentes décisions relatives à l’ordre public international, elle s’était toujours contentée de dire que tel grief formulé contre la sentence ne constitue pas une violation de l’ordre public international ou tel autre porte atteinte à l’ordre public international[10], sans jamais définir la notion. Dans l’arrêt commenté, elle a pris soin de dire en quoi consiste le contrôle de la conformité de  la sentence à l’ordre public international. En cela, elle a fait preuve de pédagogie.

A l’analyse, on trouve une définition à une double facette, l’une positive et l’autre négative.

Le contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international consiste à vérifier « l’aptitude de la sentence à s’insérer dans l’ordre juridique des Etats parties ». C’est la facette positive de la définition qui s’accommode parfaitement avec le sens de la notion de l’ordre public international. La doctrine s’accorde en effet à y voir un ensemble de valeurs ou de principes suffisamment fondamentaux aux yeux du Juge du for au point, pour lui, de refuser l’intégration dans son ordre juridique aux sentences arbitrales ou jugements étrangers qui ne s’y conforment pas[11]. C’est donc à juste titre que la CCJA retient dans cet arrêt que le juge étatique, appelé à contrôler la conformité de la sentence à l’ordre public international, a pour mission de vérifier l’aptitude de cette sentence à intégrer l’ordre juridique des Etats, ce qui revient, à vérifier si la solution de la sentence, et non l’appréciation des faits et des éléments de preuve par l’arbitre, heurte ou non une valeur fondamentale dans l’Etat du for[12].

Toute autre démarche du juge du contrôle sort des limites de la mission que le législateur lui a confiée à  l’article 29.2 du Règlement d’arbitrage. Or, c’est justement ce que PARKLAND demandait à la CCJA. En faisant droit à cette demande, le Juge de l’annulation ne contrôlerait plus l’aptitude de la sentence à s’insérer dans l’ordre juridique étatique, puisqu’il n’est pas dit en quoi l’insertion de cette sentence porterait atteinte à l’ordre juridique des Etats. Il apprécierait plutôt le bien-fondé ou la pertinence de la solution juridique de l’arbitre. C’est tout l’intérêt de la seconde facette de la définition de la démarche du Juge.

La CCJA ajoute en effet que le contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international ne consiste pas, pour le Juge de l’annulation, à contrôler  le bien-fondé ou non de la solution juridique retenue par la sentence ni à apprécier la pertinence  des motifs de celle-ci. Elle n’est pas davantage une occasion offerte au Juge de l’annulation pour procéder à une nouvelle instruction de l’affaire au fond ni pour remettre en cause le pouvoir souverain d’appréciation des éléments de preuve du tribunal arbitral.

Cette facette négative de la définition de la mission du juge du contrôle est d’autant plus heureuse  qu’elle marque l’attachement de la CCJA au respect du principe de la prohibition de la révision au fond de la sentence.

 

B-     L’attachement au principe de la non-révision de la sentence au fond

Il est évident que la société PARKLAND visait devant la CCJA, sous le couvert de la contrariété de la sentence à l’ordre public international, non seulement un nouvel examen des faits de la cause, mais encore une révision de la sentence au fond. Plus concrètement, elle demandait à la CCJA de juger que les différentes condamnations retenues contre elle par la sentence ne sont pas justifiées parce que les éléments de preuve les fondant ne sont pas établis ou sont insuffisants.

Or, il est de principe cardinal en droit de l’arbitrage que le juge étatique saisi comme juge de l’annulation ou juge de l’exequatur n’a pas le pouvoir de réviser la sentence au fond. Il n’est pas une juridiction de second degré comme en droit processuel classique. Le juge de l’annulation est juge de la sentence et non de l’affaire[13]. Les parties, ont en effet conclu une convention d’arbitrage pour soustraire la résolution de leur différend de la juridictio du juge étatique pour  la confier à un tribunal arbitral. Tant que cette convention reste en vigueur, c’est-à-dire que les parties n’y ont pas renoncé d’une manière ou d’une autre, il est interdit au juge étatique de trancher ce différend pour lequel les parties ont conclu la convention.

C’est en application de ce principe que la CCJA affirme avec insistance que le Juge de l’annulation ne peut contrôler  le bien-fondé ou non de la solution juridique retenue par la sentence ni apprécier la pertinence  des motifs de celle-ci ou procéder à une nouvelle instruction de l’affaire au fond. L’arbitre dispose d’un pouvoir juridictionnel exclusif qu’il tient de la convention des parties et qui lui permet d’apprécier souverainement les faits de la cause et les éléments de preuve soumis par celles-ci. Le juge de l’annulation, dans son contrôle de la conformité de la sentence à l’ordre public international, n’a pas à s’immiscer dans ce giron de l’arbitre. Dans un précédent arrêt du 17 mai 2018, la Cour commune avait déjà jugé que « le recours en annulation n’a pas pour but un réexamen au fond de la sentence »[14].

C’est en application du même principe que la Cour de cassation française a refusé un contrôle approfondi du juge de l’annulation en cas d’allégation de violation de l’ordre public international, en exigeant pendant longtemps « une violation flagrante, effective et concrète »[15]. Même si cette formule est aujourd’hui abandonnée[16], la jurisprudence française maintient le principe selon lequel le juge de l’annulation est juge de la sentence pour admettre ou refuser son insertion dans l’ordre juridique français et non juge de l’affaire pour laquelle les parties ont conclu une convention d’arbitrage[17]. Plusieurs arrêts ont ainsi rejeté des recours en annulation qui, à travers une critique de la sentence pour contrariété à l’ordre public, tendaient en réalité, à une nouvelle instruction au fond de l’affaire[18].

Même si le législateur OHADA n’a pas posé clairement ce principe, il résulte sans équivoque des articles 21 du Traité et 3.1 de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage et de la nature même de l’arbitrage[19]. Ces textes définissent la convention d’arbitrage et précisent la fonction juridictionnelle dont dispose l’arbitre. Il tranche le différend soumis par les parties.

Ainsi, à chaque fois que le contrôle de la conformité à l’ordre public international doit remettre en cause ce principe, le juge de l’annulation doit s’arrêter[20].

Dans notre espèce, un contrôle approfondi aurait conduit la CCJA à se poser au moins deux questions : premièrement, les principes du droit de la preuve ont-ils été effectivement violés ? Deuxièmement, ces principes relèvent-ils de l’ordre public international ? C’est la réponse à la première question qui nécessiterait de remettre en cause le pouvoir souverain d’appréciation du tribunal arbitral. Dès lors, le principe de la non-révision au fond de la sentence s’oppose à cette remise en cause.

Cette solution de la CCJA ne relevait toutefois pas de l’évidence. En droit belge par exemple, la tendance est plutôt à un contrôle approfondi qui consiste à vérifier le raisonnement du tribunal arbitral en fait et en droit[21]. De même, en droit français, le principe ne s’applique que lorsqu’on est en présence d’une allégation de violation d’une règle  d’ordre public de fond. Lorsqu’il est question d’un ordre public procédural, la Cour de cassation impose un réexamen des éléments de preuve. Il en est ainsi, notamment, lorsqu’il est allégué une pièce argué de faux lors de l’instance arbitrale que l’arbitre n’a pas détectée[22], une violation des règles de procédures collectives[23], ou une violation de l’autorité de la chose jugée[24].

Les principes fondamentaux du droit de la preuve relèveraient, si le Juge devait les arrimer à l’ordre public international, de l’ordre public procédural. On pourrait donc estimer que la CCJA a consacré le principe du contrôle restreint sans distinction de l’ordre public procédural ou de l’ordre public substantiel.

Quoi qu’il en soit, la logique de contrôle restreint prévaut également lorsqu’il s’agit du respect par l’arbitre de sa mission.

 

 

II-                La confirmation du contrôle limité du respect par l’arbitre de sa mission

La société PARKLAND probablement consciente des limites du premier moyen de son recours en annulation, a reproché également au tribunal arbitral, dans un second moyen, d’avoir dépassé les limites de sa mission. La CCJA restant fidèle à une doctrine affirmée depuis 2003, a donné une réponse qui confirme sa tendance à limiter la portée du contrôle de l’exigence du respect par l’arbitre de sa mission. Le principe du respect par l’arbitre  de sa mission (A) est donc appliqué avec parcimonie, de sorte à distinguer un mauvais respect de la mission d’un défaut de conformité à la mission (B).

 

A-     Le principe de la conformité de l’arbitre à sa mission

Il n’y a pas d’arbitrage sans convention. L’arbitrage est en effet une justice privée qui tient sa source et toute sa mesure de la volonté des parties[25]. C’est ce qui explique que l’arbitre n’ait de pouvoir que celui que lui confèrent les parties. Celles-ci indiquent la mission de l’arbitre et son étendue, soit dans la convention d’arbitrage, soit dans l’acte de mission soit lors de la réunion de cadrage[26]. Dans l’un ou l’autre de ces cadres, les parties doivent préciser notamment le droit applicable à leur litige et indiquer si elles entendent confier à l’arbitre le pouvoir de statuer en amiable compositeur[27]. Une fois que les limites de ses pouvoirs sont circonscrites, l’arbitre ne garde sa légitimité qu’autant qu’il se conformera à ce cadre fixé par les parties. Il lui est ainsi, interdit de statuer en amiable compositeur lorsque les parties ne lui ont pas conféré expressément ce pouvoir[28]. De même, il ne peut statuer en droit sans aucun égard à l’équité lorsque les parties lui ont donné pouvoir de statuer en amiable compositeur[29].

C’est l’importance du respect de la volonté des parties qui se manifeste notamment par la perte de toute  validité à la sentence rendue en dépassement de la mission fixée à l’arbitre, ainsi qu’il résulte de l’article 29.2 au point c) du Règlement d’arbitrage[30]. La CCJA a ainsi, à plusieurs reprise, annulé la sentence au motif que le tribunal arbitral a statué en amiable compositeur alors qu’il avait reçu la mission d’appliquer le droit positif d’un Etat précis[31]. Mais, encore faut-il que l’étendue de la mission des arbitres soit bien précisée préalablement et que la partie qui allègue son dépassement spécifie en quoi les arbitres ont failli à cette mission[32].

Dans l’espèce de l’arrêt commenté, la société PARKLAND rappelle que les parties, lors de la réunion de cadrage, ont donné à l’arbitre mission de statuer en droit en appliquant la loi congolaise. Elle estime que l’arbitre n’aurait pas respecté cette mission et aurait plutôt statué en équité, pour avoir, d’une part, ignoré ou écarté les principes fondamentaux du droit de la preuve, et d’autre part, entaché sa motivation de contradictions en manquant de tirer les conséquences de ses propres constatations.

Ce moyen n’est pas dépourvu de toute pertinence. En effet, la CCJA définit l’amiable composition de manière négative comme « le pouvoir des arbitres de ne pas s’en tenir à l’application stricte des règles de droit, ce qui permet aussi bien de les ignorer que de s’en écarter en tant que leur sentiment de l’équité l’exige »[33]. Elle n’implique donc pas une exclusion systématique des règles de droit mais plutôt leur application sous le prisme de l’équité[34]. La sentence attaquée a semblé écarter les principes classiques du droit de la preuve en imposant par exemple au maître d’ouvrage de rapporter la preuve du défaut d’accord des parties sur le dépassement des délais et sur les travaux supplémentaires alors qu’il revient à celui qui réclame une créance d’origine contractuelle, ici l’entrepreneur, d’établir la convention ayant donné naissance à cette créance. De même, en retenant que « dès lors que PARKLAND n’a pas rapporté la preuve de la faute de SAFRICAS dans l’exécution du contrat, elle doit restituer le montant en principal de la garantie » tout en admettant l’existence des malfaçons dans l’exécution du contrat imputables à SAFRICAS, l’arbitre, pourrait-on dire, n’a pas tiré les conséquences de ses propres constatations, ce qui s’apparente également à un défaut d’application stricte du droit de la preuve. PARKLAND estime donc que le tribunal arbitral a fait prévaloir son sentiment d’équité sur l’application stricte des règles de droit, ce qui correspond, à un jugement en amiable composition. Or, il a reçu pouvoir d’appliquer la loi congolaise.

Mais en réalité, la pertinence de ce moyen n’est qu’apparente. En effet, le moyen ne précise pas la motivation de la sentence fondée sur l’équité. Il fait seulement une déduction de la non-application stricte des règles de preuve et de la contradiction des motifs pour conclure que l’arbitre a fait asseoir sa solution sur son sens de l’équité. Or, il est de solution acquise qu’il ne peut être reproché à un arbitre statuant en équité l’insuffisance ou la contradiction de motifs. L’arrêt retient, en conséquence, qu’en reprochant à l’arbitre d’avoir adopté des motifs limités et contradictoires, la société PARKLAND admet implicitement qu’il n’a pas statué en équité mais en droit.

Cette solution de la Cour, quoique laconique, se justifie. Le moyen en effet ne démontre pas en réalité que la sentence a fondé sa solution sur l’équité mais fustige plutôt une mauvaise application des principes du droit de la preuve. Ce qui revient au final à admettre que l’arbitre a agi dans le cadre de sa mission mais l’a mal accomplie.

Or, dans la conception minimaliste de la CCJA du respect par l’arbitre de sa mission, un mauvais respect de la mission n’équivaut pas à un dépassement de la mission.

 

 

B-     Un mauvais respect de la mission n’est pas un défaut de conformité à la mission

Faire droit au moyen de la société PARKLAND fondé sur le dépassement de sa mission par l’arbitre reviendrait à juger que toute mauvaise application d’une quelconque règle de droit, de fond ou de procédure caractérise un dépassement de la mission. Ce que n’admet pas la CCJA.

Pour comprendre la solution de la Cour régulatrice, il faut rappeler qu’au moins deux conceptions de la notion de conformité à la mission de l’arbitre sont possibles. La première est de considérer comme seule conforme à la mission de l’arbitre la sentence qui résulte  d’une mise en œuvre sans défaut du pouvoir qui lui a été confié. C’est la conception large du moyen tiré de la violation par l’arbitre de sa mission. Dans cette hypothèse, une mauvaise application de la règle de droit par un arbitre statuant en droit équivaudrait à un défaut de conformité à sa mission[35]. Sa mise en œuvre appelle nécessairement un réexamen au fond de l’affaire et on peut entrevoir, sans difficulté, sa dangerosité. Un auteur l’a appelée « arme de destruction massive »[36].

La seconde conception est celle qui fait abstraction de comment le tribunal arbitral a fait usage des principes qui peuvent être applicables à l’affaire. Elle consiste à vérifier uniquement le respect formel par l’arbitre du pouvoir qui lui a été conféré. Selon cette conception, l’arbitre ayant reçu pouvoir de statuer en droit se conforme à sa mission dès qu’il a statué en droit. La bonne ou la mauvaise application de la loi n’intéresse pas le juge de l’annulation. De même, dans le cas d’un pouvoir de statuer en amiable composition, la mission est respectée dès lors qu’il peut être constaté que l’arbitre a précisé en quoi sa solution est équitable.

C’est cette seconde conception que la CCJA a adoptée.

En effet, l’appréciation d’une bonne ou mauvaise application de la loi revient ici, comme dans le cas du contrôle de la conformité à l’ordre public international, à juger à nouveau le fond de l’affaire, ce qui n’est pas du pouvoir du juge de l’annulation.

C’est donc à juste titre, que déjà en 2011, dans  un arrêt  du 29 novembre, la CCJA avait jugé que le non-respect par l’arbitre de sa mission ne peut avoir pour objet, la révision au fond de la sentence, mais seulement de permettre au juge de vérifier si les arbitres se sont ou non, sur les points critiqués de leur décision, conformé à leur mission, sans avoir à apprécier le bien-fondé de leur décision[37]. De la sorte, il n’est pas nécessaire de vérifier si le tribunal arbitral a bien ou mal appliqué la règle de droit, car « même avérée, la mauvaise application d’un texte de loi par l’arbitre ne peut, par elle seule, constituer une violation de sa mission par l’arbitre, au sens des dispositions de l’article 26 de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage »[38].

La CCJA confirme ici  implicitement cette solution. C’est pourquoi elle n’a pas cherché à vérifier si le tribunal arbitral avait effectivement ou non écarté les principes du droit de la preuve ou les avait mal appliqués, comme le soutenait le recours. Autrement, elle remettrait en cause sa jurisprudence en se mettant dans une démarche de révision au fond de la sentence.

Cette solution est heureuse et s’inscrit dans la vision permanente des Etats membres de l’OHADA de promouvoir l’arbitrage. Elle contribue à la protection de la fonction juridictionnelle de l’arbitrage sans laquelle cette institution perdrait tout crédit et partant, son existence.

En droit français, la même solution a été adoptée[39]. Le moyen tiré du dépassement par l’arbitre de sa mission ne permet pas de vérifier que les arbitres se sont bien acquittés de leur mission. Il permet seulement de sanctionner l’arbitre sur la forme, lorsqu’il statue ultra petita[40] ou viole une règle de procédure expressément choisie par les parties et au fond, lorsqu’il ne respecte pas le choix des parties sur le droit applicable au fond du litige ou l’amiable composition[41].

Dans un contexte international de forte concurrence d’une part entre les espaces juridiques et d’autre part entre les centres d’arbitrage en matière d’arbitrage commercial international, dans une économie mondialisée, cet arrêt participe fort heureusement au renforcement du système d’arbitrage de l’OHADA et ne peut être que salué.

 



[1] Une étude a révélé à une époque récente qu’en matière d’arbitrage international, le moyen tiré de la violation de l’ordre public est celui qui est le plus fréquemment soulevé mais qui paradoxalement, engendre le plus faible taux de censure (6,9%). Voir S. CREPIN, Les sentences arbitrales devant le Juge français, Pratique de l’exécution et du contrôle judiciaire depuis les réformes de 1980-1981, LGDJ 1995, préface Ph FOUCHARD, n°456, p.281,  cité par Jean Baptiste RACINE in Arbitrage commercial et ordre public, p.441.

[2] Pierre MEYER, Commentaires de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage, OHADA Traité et Actes uniformes commentés et annotés, Juriscope 2018, p. 178.

[3] La CCJA, en tant que Juge étatique, a été saisie dans cette espèce à la fois par un recours en annulation et une demande d’exequatur de la même sentence.

[4] « Le recours en annulation contre la sentence n’est recevable que (…) c- si le tribunal arbitral a statué sans se conformer à la mission qui lui a été confiée ; (…) e- si la sentence arbitrale est contraire à l’ordre public international ».

[5] La société SAFRICAS CONGO de son côté avait sollicité l’exequatur de la sentence.

[6] G. Kaufmann-Kohler, « Articles 190 et 191 LDIP : les recours contre les sentences arbitrales », Bull. ASA., 1992, 64, spéc., p. 66.

 

[7] Aucune législation n’a défini l’ordre public international. Malgré l’intervention en 2017 du législateur OHADA qui y a apporté une touche visant sa clarté, les zones d’ombres de cette notion n’ont pas été totalement dissipées. Voir, A. BOKODJIN, « L’évolution de l’ordre public international en droit de l’arbitrage OHADA, ombres et lumières », Revue de l’ERSUMA n°2020-2 / N°13, pp. 11-34 ; Oumar BAH, L’efficacité de l’arbitrage OHADA, Le rôle du juge étatique, Campus BRUYLANT, p. 346, n°735.

[8] Cette règle est posée à l’article  43 du code de procédure civile togolais et se retrouve dans tous les codes de procédure des Etats membres de l’OHADA.

[9] Article 1315 du code civil de 1958 encore applicable dans certains Etats de l’espace OHADA, notamment le Togo : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ».

[10] CCJA, arrêt n° 104/2015 Etat du Bénin C/ SCP et Patrice TALON ;  CCJA, arrêt n° 03/2011 du 31 janvier 2011, PLANOR AFRIQUE C/ ATLANTIQUE TELECOM ; CCJA, arrêt  n°033/2015 du 23 avril 2015, Etat du Mali C/ Société Groupe TOMOTA ; CCJA, arrêt n° 027/2017 du 02 mars 2017, Etat du Mali et SOTELMA C/ SEAQUEST INFOTEL MALI. Pour un tour non exhaustif des arrêts de la CCJA de 2007 à 2020 relatifs à l’ordre public international, voir A. BOKODJIN, op.cit..

[11] S. Clavel, Droit international privé, 5e ed., Hypercours, Dalloz, 2018, n° 255 ; Oumar BAH, op. cit. p. 348, n°740 : il s’agit, selon l’auteur des « règles et  principes juridiques reconnus comme suffisamment essentiels pour que le juge étatique oppose son veto » à l’accueil de la sentence dans son ordre juridique.

[12] Ici, le for recouvre en plus de l’Etat de la République Démocratique du Congo tout l’espace OHADA du fait de la nature communautaire de l’exequatur de la CCJA prévue aux articles 27.1 et 31.2 du Règlement d’arbitrage.

[13] Civile 1ère, 12 février 2014, n°10-17.076.

[14] CCJA, arrêt n°110/2018 du 18 mai 2018, Société Trois N SARL C/ SICIM SPA, Emmanuel FOTSO, OHADA-Recueil de Jurisprudence CCJA, Editions LegiAfrica 2019, p. 640.

[15] Civile 1ère, 4 juin 2008, SNF C/ CYTEC, pourvoi n°06-15.320 ; Civile 1ère, 11 mars 2009, pourvoi n°08-12.149P.

[16] Civile 1ère, 10 juillet 2013 ; Civile 1ère, 13 septembre 2017, pourvoi n°16-25.657 ; Paris, 28 mai 2019.

[17] Civile 1ère, 12 février 2014 op. cit. note 12.

[18] Civile 1ère, 21 mars 2000, n°98-11.799 ; Civile 1ère, 29 juin 2011, n°10-16.680 ; Paris, 11 mai 2010, n°09/10252.

[19] L’arbitrage a une fonction juridictionnelle et une source exclusivement contractuelle. C’est ce principe qui irrigue l’article 29.5 du Règlement d’arbitrage de la CCJA qui soumet le pouvoir d’évocation de la CCJA en cas d’annulation d’une sentence à une demande expresse de toutes les parties. CCJA, 028/2007 du 19 juillet 2007, NESTLE C/ SCIMAS ; 020/2013, du 18 avril 2013, Société Interafricaine de Distribution IAD C/ CMDT et GSCVM.

[20] D. MOURALIS, Conformité des sentences internationales à l’ordre public : la Cour de cassation maintient le principe d’un contrôle limité, note sous l’arrêt Civile 1ère, 12 février 2014, pourvoi n° 10-17.076.

[21] Delobbe Gauthier, L’étendue du contrôle de l’ordre public dans le cadre du recours en annulation des sentences arbitrales : étude des situations belges et françaises, p. 26 et svts (consultable sur https://matheo.uliege.be) ; B. Hanotiau et O. Caprasse, « L’annulation des sentences arbitrales », J.T. 2004/16, n°6136, pp. 413-428 ; G. Keutgen, G.-A., Dal, L’arbitrage en droit belge et international, Tome I, Bruxelles, Bryulant, 2015, pp. 541.

[22] Paris, 1er juillet 2010, n°09/10069 : JurisData n° 2010-015747.

[23] Civile 1ère, 6 mai 2009, n°08-10.281 : Juridata n°2009-048035 ; JCP G 2009, 534, G. Bolard ; Civile 1ère, 28 septembre 2011, n° 10-18.320 : JurisData n°2011-020454.

[24] Civile 1ère, 28 mars 2013, n°11-23.801 et n°25.123 : JurisData n° 2013-005519.

[25] Pierre MEYER, OHADA, Droit de l’arbitrage, Bruylant Bruxelles, Collection « Droit uniforme africain », p. 23 ;

[26] Article 15 du Règlement d’arbitrage de la CCJA.

[27] Article 17 du Règlement d’arbitrage de la CCJA.

[28] Alors que le pouvoir de l’arbitre de statuer en droit peut être tacite,  celui de statuer en amiable composition doit être stipulé expressément par les parties. Voir les articles 15 al 2 de l’AUA et 17 al 3 du Règlement d’arbitrage de la CCJA.

[29] Le pouvoir de statuer en amiable compositeur ne lui interdit pas d’appliquer les normes juridiques, sauf à préciser en quoi leur application participe à une solution équitable du litige (CCJA, arrêt n°196/2018 du 25 octobre 2018, Le Bistro Family C/ Rosace Barbrée, Emmanuel FOTSO, OHADA-Recueil de Jurisprudence CCJA, Editions LegiAfrica 2019, p. 648).

[30] La même règle se retrouve à l’article 26-c) de l’Acte uniforme sur le droit de l’arbitrage.

[31] CCJA, arrêt n° 028/2007 du 19 juillet 2007, Nestle Sahel c/ SCIMAS, Ohadata  J-09-104 ; CCJA, arrêt n°027/2017 du 02 mars 2017, Etat du Mali et SOTELMA C/ SQIM.

[32] CCJA, arrêt n°010/2003 du 19 juin 2003, Epoux DELPECH C/ SOTACI.

[33] Arrêt Nestle Sahel c/ SCIMAS préc.

[34]  CCJA, arrêt n°196/ 2018 du 25 octobre 2018, Le BISTRO Family c/ société Rosace Marbrée.

[35] Certaines juridictions de fond ont eu à adopter cette conception. CA Abidjan, 27 avril 2001 : Ecodroit, n° 13-14, 2002, p.118, note A. Kassi, Ohadata J-02-171. ; CA du Centre (Cameroun), 6 février 2008, Ohadata J-10-249.

[36] Pierre MEYER, Commentaires de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage in OHADA, Traité et Actes uniformes, édition Juriscope, 2018, page  178. Selon l’auteur, « Tel que formulé, ce moyen permet l’annulation chaque fois qu’il pourrait être reproché à l’arbitre la méconnaissance d’une règle de procédure quelle qu’elle soit, ou de l’une quelconque des règles applicables au fond du litige. On imagine facilement comment un tel moyen peut devenir une arme redoutable entre les mains d’une partie qui souhaiterait obtenir l’annulation d’une sentence ».

[37] CCJA, arret n°011/2011 du 29 novembre 2011, Etat du Mali c/ ABS International, Ohadata J-13-147 ; La même formule a été reprise dans l’arrêt n°033/2015 du 23 avril 2015, Etat du Mali C/ Société Groupe TOMOTA.

[38] CCJA, arrêt n° 037/2017 du 09 mars 2017, Kouassi Yao C/ Société ARMAJARO Cote d’Ivoire.

[39] Civile 1ère, 29 juin 2011, pourvoi n°10-16.680 ;

[40] Une sentence additionnelle résout le problème au cas où le tribunal a statué infra petita (Paris, 27 juin 2002, Rev. Arb. 2003. 427, note Legros).

[41] Pierre MEYER, Commentaires de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage, OHADA, Traités et Actes uniformes commentés et annotés, préc.

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