La pratique de la TVA dans les marchés de gré à gré au Togo : la détresse des PME
LA CHRONIQUE FISCALE
N°004/Mars 2025
La pratique de la TVA sur les marchés de gré à gré au TOGO : la détresse des PME
Par Me Assiom K. BOKODJIN
Avocat au Barreau du Togo
Expert-fiscaliste
Inspecteur des Impôts diplômé
1. La Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est, depuis sa création en France en 1954, l’un des impôts les plus importants, en raison notamment de sa part considérable dans les recettes fiscales du budget de l’Etat[1]. Au Togo, la TVA joue le même rôle prépondérant dans la mobilisation des ressources nécessaires à la couverture des charges publiques.
2. Ce constat suffit-il à justifier les traitements infligés aux petites et moyennes entreprises lorsqu’elles font face à des personnes ou entités publiques qui, lors de l’exécution de certains marchés, ne présentent pas d’attestation d’exonération tout en obligeant ces entreprises à présenter des factures sans la TVA ?
3. Un organisme public ou un démembrement de l’Etat conclut un marché avec une entreprise privée, souvent de petite taille ou de taille moyenne[2]. Cette précision est d’autant plus utile que dans les cas qui nous occupent, le contrat en cause est souvent d’adhésion, la partie privée n’ayant pas les moyens de négocier ou d’en discuter chaque clause. C’est dans cette configuration que la partie publique décide unilatéralement que le marché soit conclu en hors TVA parce que, est-il dit, « elle ne paie pas la TVA ». Or, l’entreprise privée est soumise à la TVA et l’opération objet du marché n’est pas exonérée. La personne publique ne présente pas non plus une quelconque attestation d’exonération.
4. L’Administration fiscale, lors d’un contrôle, découvre que l’entreprise privée a réalisé un chiffre d’affaires sur ce marché qu’elle n’a pas déclaré pour le paiement de la TVA[3] et considère que ce défaut de déclaration constitue une dissimulation de chiffre d’affaires. En conséquence, elle opère un rappel de la TVA sur le chiffre d’affaires considéré comme toutes taxes comprises (TTC) avec les pénalités prévues au Livre de Procédures Fiscales (LPF) . Autrement dit, l’entreprise est considérée comme ayant facturé et collecté la TVA sans l’avoir reversée.
5. Un tel traitement, s’il est le résultat de l’application d’un certain nombre de principes relatifs notamment au champ d’application de la TVA et aux personnes publiques (I), caractérise cependant une injustice vis-à-vis des entreprises privées attributaires de ces marchés (II), injustice qu’il convient de corriger afin d’éviter de tuer la poule aux œufs d’or (III).
I- Champ d’application de la TVA, personnes publiques et exonérations
6. L’un des principes qui gouvernent la TVA est sa neutralité. Ce principe postule que le montant de cet impôt est le même quelles que soient les personnes impliquées et la longueur du circuit économique ; il dépend seulement de la valeur ajoutée au produit ou au service et non de l’organisation du circuit de production et de distribution[4].
7. Aux termes de l’article 172 du Code Général des Impôts (CGI) qui définit les opérations imposables de plein droit, « sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée perçue au profit du budget de l’Etat les livraisons de biens meubles et les prestations de service effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel ».
8. Sont assujetties à la TVA les personnes physiques ou morales qui effectuent d’une manière indépendante à titre habituel ou occasionnel, une ou plusieurs opérations soumises à la taxe quels que soient le statut juridique de ces personnes, leur situation au regard des autres impôts et la forme ou la nature de leur intervention, lorsqu’elles réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 100.000.000 FCFA[5].
9. L’indifférence du statut juridique et de la forme ou la nature des prestations dans la définition des personnes assujetties induit que les personnes morales de droit public ne sont pas exclues du champ d’application du seul fait de leur statut de personnes publiques. Si elles effectuent des opérations soumises à la taxe, elles sont assujetties. C’est pourquoi, la loi fiscale précise que c’est « pour l’activité de leurs services administratifs, sociaux, éducatifs, culturels et sportifs » et seulement dans la mesure où « leurs opérations n’entrent pas en concurrence avec celles effectuées par les entreprises privées » que les personnes morales de droit public ne sont pas assujetties à la TVA.[6]
10. Certaines opérations sont exonérées de la TVA. C’est le cas des ventes ou des prestations réalisées par l’Etat, les collectivités territoriales et les établissements publics n’ayant pas un caractère industriel ou commercial, à l’exception des opérations visées à l’article 179 du CGI[7]. L’exception visée dans ce texte in fine concerne les livraisons de biens neufs fabriqués en vue de la vente, les distributions de gaz, d’électricité et d’énergie de toute origine, les télécommunications, les opérations d’économats et d’établissements similaires, les transports de biens, les transports de personnes et organisations de voyages ou de circuits touristiques, les organisations d’expositions à caractère commercial, les prestations de services portuaires ou aéroportuaires, les fournitures d’eau, notamment. Ces opérations restent, en tout état de cause, soumises à la TVA, même si elles sont réalisées par une personne morale de droit public n’ayant pas un caractère industriel ou commercial.
11. Ainsi les personnes morales de droit public peuvent être :
- Des assujetties redevables lorsqu’elles réalisent des opérations dans le champ d’application de la taxe et non exonérées ;
- Des assujetties non redevables lorsqu’elles réalisent des opérations dans le champ d’application mais exonérées ;
- Des non-assujetties non redevables lorsqu’elles opèrent en tant qu’autorité publique purement administrative ;
- Et des non - assujetties redevables exceptionnellement dans les hypothèses où elles facturent la TVA alors qu’elles ne devraient pas.
12. Que l’Etat ou un de ses démembrements soit assujetti ou non (dans le cadre de ses prestations ou services rendus), il est toujours par principe redevable réel car il supporte la TVA (sur les services ou biens achetés) sauf si le marché bénéficie d’une exonération en raison de son objet. Le budget de l’Etat est en effet toujours voté en TTC de sorte que tout marché financé par le budget national est toujours conclu en TTC sauf exception[8].
13. Il résulte de ce régime que les personnes publiques ne sont pas exonérées de la TVA ni dispensées de son paiement du seul fait de leur statut.
14. S’agissant des exonérations, l’article 541 du LPF dispose d’ailleurs qu’ « aucune exonération ne peut être accordée en dehors de celles prévues par la loi » et le 542 d’ajouter que « les assujettis bénéficiant des exonérations doivent faire la demande de l’attestation d’exonération à l’Administration fiscale dans un délai de trois mois à compter de la date de l’émission de la facture sous peine de déchéance de leurs droits ».
15. L’application de ces dispositions entraine parfois des injustices criardes au préjudice des petites et moyennes entreprises qui contractent des marchés de gré à gré avec les personnes morales de droit public.
II- L’injustice que subissent les PME dans certains marchés publics de gré à gré
16. Les marchés publics sont définis comme tout contrat écrit, sur support papier ou électronique, conclu par une ou plusieurs autorités contractantes avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, en contrepartie d’un prix[9]. L’autorité contractante est elle-même « toute personne morale de droit public ou de droit privé qui bénéficie du concours financier ou de la garantie d’une personne morale de droit public qui conclut un marché public »[10].
17. Les marchés publics ainsi définis peuvent faire l’objet d’un appel d’offres ou être conclus de gré à gré selon l’importance de leur montant[11]. Dans les cas de marchés de gré à gré, les entreprises de petites ou moyennes tailles se voient souvent imposer, lorsque l’autorité contractante est une personne publique, de conclure puis de facturer le marché sans la taxe sur la valeur ajoutée, parce qu’elle estime, à tort ou à raison qu’elle n’est pas soumise à la TVA.
18. Pour ne citer que ces deux exemples, c’est le cas, par exemple, de cette entreprise de travaux publics qui, sur simple bon de commande, exécute des travaux de réfection du bâtiment d’une Unité de gestion d’un projet au sein d’un Ministère. C’est également le cas de cette entreprise individuelle qui se trouve attributaire d’un marché conclu hors taxes qu’elle exécute parfaitement au bénéfice d’un Programme au sein d’une Administration centrale.
19. Dans les deux cas, les deux entreprises facturent leurs travaux avec mention de la TVA qu’elles appliquent au montant hors taxes au taux en vigueur de 18%. L’autorité contractante leur oppose le fait qu’ « elle ne paie pas la TVA »[12]. Aucune attestation d’exonération n’est présentée, encore moins remise aux prestataires. L’entreprise privée en position de faiblesse n’a généralement pas l’outrecuidance d’exiger ce document. La facture avec TVA est rejetée et la personne publique lui demande de la reprendre sans la TVA, ce qu’elle est bien obligée de faire pour éviter que sa trésorerie ne souffre davantage. Nous connaissons en effet, la lenteur traditionnelle des processus de paiement dans les administrations. A cela, s’ajouterait le temps que prendrait un « contentieux » sur la facturation de la TVA si l’entreprise avait le cran pour refuser de reprendre la facture sans TVA.
20. Plus tard, dans le cadre d’un contrôle, l’Office Togolais des Recettes, autorité fiscale au Togo, estime que l’entreprise aurait dû facturer la TVA et fait une application pure et dure des dispositions de l’article 172 du CGI. Le chiffre d’affaires réalisé est considéré comme incluant la TVA sauf si l’entreprise produit une attestation d’exonération[13]. En l’absence de ce document, l’entreprise est redressée et sanctionnée avec des pénalités allant de 40% à 60% du montant de la TVA rappelé selon qu’elle est de bonne ou de mauvaise foi[14].
21. L’entreprise a beau prouver qu’elle a demandé en vain l’attestation d’exonération, la sanction reste implacable. C’est ainsi que des entreprises ont été redressées de montants de TVA assez importants qu’elles n’ont pas collectés, du fait de l’abus d’une administration publique.
22. Certes, elles auraient dû facturer la TVA ou obtenir une attestation d’exonération. Mais, que peut un entrepreneur avec une situation financière précaire face à une puissance publique qui lui offre un marché avec des modalités d’exécution qu’elle décide de toute autorité ? Soit, il accepte le marché tel que voulu par la puissance publique, soit il y renonce et accepte de continuer par broyer du noir en attendant une hypothétique prochaine opportunité.
23. Souvent en état de nécessité, il accepte les conditions imposées par la personne publique, conditions que le frère germain de celle-ci, en la personne de l’Office Togolais des Recettes, viendra plus tard sanctionner durement au détriment du plus faible dans l’opération.
III- Pour une application parcimonieuse des principes
24. L’Office Togolais des Recettes est un établissement public ayant un mandat de l’Etat.
25. Aux termes de la loi n°2012-016 du 14 décembre 2012 portant création de l’Office Togolais des Recettes, en ses articles 2 et 3, l’OTR est un établissement public à caractère administratif, doté de la personnalité morale et de l’autonomie de gestion administrative et financière ; il est placé sous la tutelle du ministre chargé des finances, responsable de l’élaboration de la politique fiscale.
26. L’article 5 de la même loi précise par ailleurs que « L’Office a pour missions notamment d’assoir, d’administrer, de recouvrer, pour le compte de l’Etat, les impôts, taxes et droits de douanes à caractère national conformément aux textes applicables en la matière ».
27. Lorsqu’on sait qu’en droit, le mandataire est transparent et qu’à travers lui, c‘est en réalité le mandant qui agit, on admet facilement que c’est l’Etat qui collecte les impôts pour l’Etat.
28. Or, c’est également l’Etat qui conclut le marché avec la personne privée et qui « refuse » de se conformer aux principes prévus par la loi fiscale.
29. En termes clairs, l’Etat commet la faute et l’Etat vient sanctionner le contribuable pour l’avoir subie ou laissé faire !
30. C’est à cela que rime le scénario auxquels sont soumises ces pauvres entreprises qui ont le malheur d’avoir juste voulu survivre. On leur prend un impôt qu’ils n’ont pas collecté et pis, on leur applique la même sanction que celle infligée à celui qui a collecté sans reverser, c’est – à dire la pénalité de 40%[15]. Il pourrait être objecté que la faute n’est pas imputable à l’Etat ou la personne morale de droit public contractante mais plutôt à l’agent ou aux agents qui n’auraient fait qu’abuser de leurs fonctions. Il n’en demeure pas moins que malgré tout, la personne morale reste responsable du fait de ses agents, sauf à démontrer que la faute est détachable du service public[16].
31. Il y en a, parmi les entreprises victimes de cette pratique, qui risquent de déposer les clés en raison de ces redressements, à la limite, iniques. Voici une parfaite illustration de la maxime « trop d’impôts tue l’impôt » de l’économiste américain Arthur Laffer. Quand l’entreprise aura fermé ses portes, il n’y aura plus d’impôt à collecter en effet.
32. Pour une meilleure justice fiscale et une application plus éthique des règles, il est souhaitable que dans de tels cas de figure, l’Office Togolais des Recettes distingue selon que le contribuable a agi par ignorance ou par une certaine « contrainte économique » ou par pure négligence au regard des circonstances. Cette démarche permettra, sinon de le décharger totalement, tout au moins, d’apprécier la pertinence ou non de l’application des pénalités.
33. Au total, en l’état actuel des textes, en même temps que nous formulons le vœu de voir les agents vérificateurs faire preuve de parcimonie dans leur application pour éviter le pire aux petites et moyennes entreprises, il est recommandé à l’adresse de ces dernières de recourir aux services d’un Conseil juridique et fiscal en amont afin d’éviter des erreurs qui peuvent se révéler fatales. /-
[1] Pendant longtemps, elle rapportait à elle seule, près de la moitié des recettes fiscales de l’Etat français selon Maurice COZIAN dans son Précis de Fiscalité des Entreprises coécrit avec Florence DEBOISSY et Martial CHADEFAUX, éd. 2020/2021, page 583.
[2] Les grandes entreprises, quant à elles, ont très souvent mais pas toujours, les moyens humains et techniques nécessaires pour éviter de tomber dans les situations décrites dans le présent article.
[3] Ce chiffre d’affaires figure néanmoins dans les états financiers et supporte l’IS ou l’IR revenus d’affaires BIC.
[4] COZIAN, DEBOISSY et CHADEFAUX, Précis de Fiscalité des entreprises, éd.2020/2021, p.583.
[5] Article 177 CGI modifié par la loi de finances exercice 2025. Avant cette modification, le seuil du chiffre d’affaires pour être assujetti de plein de droit à la TVA était de 60.000.000 FCFA.
[6] Article 179 CGI. Pour une illustration jurisprudentielle, voir CE, 23 décembre 2010, n° 307856 : l’exploitation d’une plage par une commune est soumise à la TVA du fait de la nature de l’activité et des conditions de l’exploitation, dès lors que des plages similaires sont exploitées par des opérateurs privées sur le pourtour du lac.
[7] Article 180 CGI.
[8] Il s’agit notamment des hypothèses où le bien ou le service objet du marché est exonéré.
[9] Article premier de la loi n°2021-003 du 31 décembre 2021.
[10] Idem.
[11] Article 9 du décret n° 2011-059/PR du 04 mai 2011 portant définition des seuils de passation, de publication, de contrôle et d’approbation des marchés publics.
[12] Un tel argument est parfaitement non fondé. En effet, même dans l’hypothèse où l’autorité contractante est un non-assujetti non redevable, étant bénéficiaire d’une opération située dans le champ d’application de la taxe et non exonérée, elle doit supporter la TVA. Mieux, dans le cas où l’opération est exonérée, une attestation d’exonération est toujours nécessaire au regard de l’article 542 LPF.
[13] Le principe est en effet acquis selon lequel lorsqu’un assujetti agissant en tant que tel facture une prestation ou la livraison d’un bien sans la mention de la TVA, cette facturation est réputée toutes taxes comprises, de sorte que le montant de la TVA y est inclus. Pour une application récente de ce principe, voir CE, 29 juin 2021, n°442506.
[14] Articles 117 et 118 du LPF.
[15] Article 117 du LPF : « Lorsqu’une personne physique ou morale (…) déclare ou fait apparaitre une base ou des éléments d’imposition insuffisants, inexacts ou incomplets ou effectue un versement insuffisant, le montant des droits éludés est majoré de 20%.
Dans les deux cas précités, la pénalité est portée à 40% en ce qui concerne la TVA ».
[16] TC, 21 décembre 1987, arrêt Kessler .